lundi 4 juillet 2011

Vendredi 4 juillet : Lili la tigresse

  Émilie m’envoie un message car elle veut réaliser un portrait de Jean pour un numéro de la rentrée du Monde des livres, à l’occasion de la sortie de son premier roman. Elle veut avoir mes impressions sur le livre dont j’ai été le premier lecteur. Cette situation était étrange : Jean, éditeur, faisait lire à Gilles, écrivain ; et Gilles ne se contentant pas de donner son avis : il proposa à Jean de pointer ce qui, à son sens, était à revoir dans le premier jet du manuscrit qui s’intitulait Un pas devant l’autre (titre provisoire) quand je l’ai découvert.


Pour le roman de Jean, que puis-je te dire ? J’ai du mal à me rendre compte car je l’ai lu quatre fois à quatre stades différents ! J’ai effectivement été un des deux premiers à avoir le manuscrit entre les mains et je lui ai suggéré certaines pistes pour retravailler le texte suite à mes deux premières lectures. J’avais prévenu Jean que, s’il était prêt à cela, je ferais comme Cécile avait fait avec mon premier texte, passage douloureux mais indispensable : lui dire franchement ce qui à mon sens était à revoir, tant au niveau du style que de la structure. Il a joué le jeu, m’a dit après coup que c’était pénible mais nécessaire. Il a ensuite bien bossé et cela donne au final ces Bains de Kiraly, roman intimiste et touchant. J’aime particulièrement ce qui a trait au deuil de la sœur.

Mais Émilie insiste, alors j’ajoute :

Chère Émilie,
Si j’ai bien compris, tu me demandes si le livre de Jean est autobiographique. Jean et moi sommes très proches mais il ne parle pas volontiers de lui, il fonctionne par petites touches impressionnistes. Le traumatisme de sa vie est la mort de sa sœur écrasée à mobylette par une voiture quand il avait une dizaine d’années. Cela a fracassé sa famille et il a conçu depuis une notion de la famille comme quelque chose à préserver à tout prix. Il a vécu très douloureusement le fait d’être né en Allemagne de parents germanophones mais venus d’ailleurs, ainsi que quelques zones d’ombre de l’histoire familiale. En fait, le livre lui ressemble assez, notamment ce côté impressionniste et le rapport au passage des langues qui est sensible et impalpable en même temps. Et soudain, les quelques passages vaguement érotiques (la relation sexuelle avec l’épouse, les masturbations du narrateur ou du collègue hongrois — mais sont-ils présents dans la dernière version ? Je me perds parfois) m’ont surpris de sa part alors qu’il en faut pas mal pour me surprendre !

À onze heures, je pénètre dans Beith-Leyvik, l’Union des écrivains et journalistes yiddish d’Israël. L’Union a organisé une réunion pour que les jeunes du Séminaire d’études yiddish rencontrent des écrivains, une bonne idée en soi. Mais la rencontre est déprimante. Quelques vieux dérangent pour un oui ou pour un non. Les deux seuls poètes de qualité présents, Rivke Basman et Alexander Spiegelblatt, lisent quelques-uns de leurs derniers poèmes. Une étudiante demande pourquoi ils ont choisi de s’installer en Israël. Rivke Basman, née en Lituanie en 1925, raconte que, quand elle a été libérée d’un camp de concentration en 1945, elle attendait le train et quelqu’un lui a dit :
   Mais où vas-tu ?
   À la maison.
   Quelle maison ? Il n’y a plus de maison.

Et Spiegelblatt, en souriant :
— Nous avons remplacé des antisémites par d’autres antisémites.
Israël est un pays d’échoués : l’immense majorité de ceux qui y sont arrivés n’y sont pas venus de leur plein gré. Ils ont dû quitter un enfer ou un paradis devenu un enfer, et ils vivent souvent dans la nostalgie de ce qu’était le lieu où ils habitaient. Un autre écrivain, Tsvi Kanar, qui, ancien élève du mime Marceau, a fait carrière comme mime, dit : « J’ai la nostalgie non pas de la Pologne d’aujourd’hui, mais de celle d’hier. La Pologne d’aujourd’hui, une Pologne sans Juifs, n’est plus mon pays natal. »
Par correction, je reste jusqu’à la fin mais je voudrais fuir cette ambiance étouffante. Je retraverse la ville à vélo : j’ai rendez-vous avec Alona à La Cantina. C’est Jean qui a suscité cette rencontre, il est son éditeur français. Il m’a beaucoup parlé d’elle. Elle a la réputation d’aimer les hommes. J’ai vu des photos dans la presse. Quand elle arrive, dans une superbe robe qui lui laisse les épaules totalement nues, je la reconnais. Elle est plus petite que je pensais. Une force incroyable se dégage de cette femme. Elle est à la fois très féminine et très masculine. Nous parlons de Jean, de ma présence ici. Je dis que je veux écrire un livre sur Tel-Aviv sans savoir quelle forme il prendra, c’est pour le moment un journal de voyage. Elle est arrivée en Israël à l’âge de huit ans, elle a souffert de vivre dans des endroits reculés à son arrivée, des petites villes, un kibboutz, et du jour où elle s’est installée à Tel-Aviv, elle ne l’a plus quittée. Son appartement, son bureau d’écrivaine et La Cantina forment un minuscule triangle dont elle sort à peine. Elle vit à proximité du boulevard Rothschild et elle le quitte seulement pour se rendre à Paris, Berlin, Lisbonne ou sur une île grecque. Je m’y reconnais : mes seize premières années dans un village des Alpes françaises m’ont définitivement attaché à la grande ville. D’après elle, la sensualité de Tel-Aviv provient de son climat, unique sur le pourtour de la Méditerranée. Cette moiteur incessante serait due à la proximité de l’embouchure du Nil, qui gorge l’air d’humidité en permanence. La généralisation des climatiseurs n’a rien arrangé : ils recrachent l’air chaud et humide dans les rues et dessèchent les intérieurs. Elle fait un parallèle avec Athènes, une ville sage car la population ne s’y est pas affranchie de la religion. Tel-Aviv au contraire, vit en extraterritorialité du sentiment religieux. C’est une des villes qui comptent le plus de transexuels en Europe, le plus de célibataires ou de familles monoparentales.
Cette femme est douée, fine, intelligente. Elle m’impressionne. Quand nous sortons du restaurant, je remarque qu’elle porte des chaussures à semelles compensées très épaisses : elle doit réellement être petite. Nous prenons congé l’un de l’autre sur le perron, puis j’observe autour de moi : tout le monde nous regarde, elle évidemment, puis moi. Qui est cet homme qui déjeune avec Alona ?

En rentrant, je trouve un mail de Jean :

Cher Gilles,
Alona vient de m’écrire pour me dire qu’elle était ravie de te voir aujoud’hui. Je suis content que vous vous retrouviez pour déjeuner — embrasse-la bien pour moi.

À Paris, la chaleur est tombée après une journée d’orage, mais je t’imagine dans la torpeur de Tel-Aviv. Je suis heureux pour toi que tu aies fait ce saut, malgré quelques angoisses, car tout ce que tu dis laisse à penser que ce séjour sera très productif.
Bon déjeuner avec la tigresse et shabbat shalom !
Je t’embrasse,


Le soir, dîner en l’honneur des étudiants du séminaire de yiddish. Des jeunes entre vingt et trente-cinq ans, venus du monde entier, qui parlent tous yiddish. Une chanteuse prend la guitare après le repas et nous entonnons des classiques dans la chaleur du soir, y compris Arum dem fayer, mir zingen lider (autour du feu, nous chantons…) mais il n’y a pas de feu de camp, il fait si chaud ! L’ambiance déprimante du matin est oubliée. Nous discutons de Yankev Glatshteyn, de Uri-Tsvi et d’autres grands poètes yiddish avec Mathan, mon voisin de table, un des seuls du groupe qui ait à peu près mon âge, les autres ont vingt ans de moins. Qu’il est bon de rencontrer des êtres qui partagent les mêmes centres d’intérêt : combien de personnes de mon âge, dans le monde, lisent Glatshteyn en langue originale ? Nul besoin d’être des milliers pour prendre du plaisir.
Message électronique d’Anne-Sophie qui devait dîner avec Cécile hier :

Cécile m’a « oubliée », hier ! Tu m’avais préparée.
Simon était sorti avec ses copains et j’étais à la maison avec Ezra. Il a regretté que l’on ne puisse pas te joindre.
Je crois que tu lui manques aussi.
J’espère à ce soir.
Tendre baiser.

Cécile décommande deux fois sur trois les rendez-vous à la dernière minute. Il faut faire avec ou ne pas faire. J’ai un peu de mal, je me prépare psychologiquement à cette déconvenue, car voir mes amis est toujours une fête dont je me réjouis plusieurs jours à l’avance. L’affection que j’éprouve pour Cécile, l’ancienneté de notre amitié, sa générosité justifient l’effort.
La connexion Internet est rétablie dans mon appartement depuis le début de la semaine. J’écoute les programmes musicaux de la radio classique de Suisse allemande, et les conférences d’Antoine Compagnon au Collège de France : Morales de Proust. Et tous les soirs, je discute avec Anne-Sophie, parfois avec les enfants, grâce à Skype.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire