mercredi 24 août 2011

Dimanche 24 août 2008 : à moins que ce ne soit le mercredi 24 août 2011


À la date du 24 août 2008, rien dans mon journal, comme si une place s’était faite, étrange prescience, pour le roman sur lequel je travaillais alors, perdu et retrouvé dans Tel-Aviv, le roman qui à l’époque s’écrivait sous le titre Palais de mémoire, et qui porte en définitive celui D’un Pays sans amour. Et que les éditions Grasset publient aujourd’hui. Qu’avais-je fait ce 24 août 2008 ? Que n’avais-je pas fait ? Qu’avais-je fait qui ne méritait pas d’être raconté, qui ne pouvait être livré ?
C’est donc le moment de faire une pause dans le cours de l’été 2008 et de se pencher sur cet août 2011, celui de l’attente de la sortie D’un pays sans amour. Un Désert des Tartares. Comme le coup de fil d’un amoureux que l’on ne cesse de guetter et qui ne vient pas. Le jour de la sortie, que se passe-t-il ? Rien. Comme dans le journal de Louis XVI en date du 14 juillet 1789. Des libraires ouvrent des cartons, ils posent des exemplaires du livre sur une table, des clients l’achètent peut-être, sans doute, et sans doute ces mêmes lecteurs se mettent-ils à le lire mais l’auteur l’ignore. Il est pris dans son attente du rien. Car un lecteur prend son temps. Il mettra un jour, une semaine, un mois à lire un livre que vous avez mis quatre ans à écrire. Il le fera dans l’intimité de son lit, à la table d’un café, sur la banquette d’un TGV, dans la salle d’embarquement d’un aéroport, dans ses toilettes, sur son Ibook mais il n’en dit rien. Car un lecteur s’imbibe, il ressent ou ne ressent pas, mais n’exigez pas de lui qu’il vous dise. Ne vous trompez pas : c’est vous l’auteur. Vous exprimez. Vous en avez l’obligation. C’est pour cela qu’on vous paie. Lui a payé pour qu’on lui fiche la paix, qu’on le laisse à l’intimité de sa lecture. La tragédie de l’écrivain est là : ne jamais rencontrer vraiment son lecteur. Etre sans cesse dans l’ignorance de qui a lu. D’autant plus que, le livre est terminé, quand l’auteur l’a livré, il s’en est détaché, au point que si on lui cite une phrase, mentionne une situation, parfois, il ne s’en souvient plus.
Pourquoi publier un journal que l’on ne peut qualifier d’intime puisque dès sa conception il avait vocation d’être publié ? Pourquoi le livrer trois ans plus tard et non sur le vif ? Le tri se fait entre les moments d’une vie, ceux que l’on brûle de raconter mais qui vous brûlent justement dès que vous imaginez de les dire, d’autres si ordinaires qu’ils n’apparaîtront pas (passé par le supermarché à trois heures du matin, acheté un tube de dentifrice et deux yaourts ; changé deux cents euros à un taux moins favorable qu’il y a une semaine ; penser à recharger mon téléphone).
Certains moments d’une vie vous brûlent sur l’instant, l’idée vous effraie de les dire, mais trois ans plus tard, leurs braises se sont éteintes, ils sont devenus l’ordinaire de votre vie. Je ris à présent de ce qui me faisait rougir à l’époque. Il y a les scènes, les rencontres, les émotions que vous avez écrites car vous avez cru un instant que ce journal devait être intime, comme ceux que ces adolescentes séquestrent sous un cadenas, mais que vous finissez par soustraire car trop impudiques. L’adjectif rime-t-il avec écrivain ? On pourrait penser que non. Et pourtant… La création littéraire n’est qu’un long combat intérieur entre le dit et le tu, ce que l’on tord pour se préserver, ce que l’on attribue à quelqu’un d’autre comme si ce n’était pas soi, ce que l’on décide de garder, pour un autre livre peut-être, quand le cours des jours vous aura libéré davantage.
Et il y a ce livre, D’un pays sans amour, qui le 24 août 2008 était en train de s’écrire sous mes doigts, sous mes yeux, et qui aujourd’hui va s’installer sur les tables des libraires. Son écriture a accompagné ma vie durant quatre ans, à moins que ce ne soit l’inverse : je l’ai suivi partout où il m’a mené, dans les villes qu’il traverse, Varsovie, Lemberg, Berlin, Vienne, Cape Town, Paris, Moscou, Tel-Aviv, les bourgades juives du vieux monde aujourd’hui disparues, Bilkamin, Radimno, Polonnoye ; dans les escales de son écriture, Leuk, Paris, Aix-en-Provence. Tel-Aviv. Où toujours je retourne.
Et alors que j’écris ces lignes, assis à la terrasse du café Noah, rue Ahad-Haam, en ce 23 août 2011 à 12h17 (un journal est mensonge : la note sera publiée le 24 mais elle a été écrite la veille) jour anniversaire de mon frère adoré (acheté une carte de téléphone internationale pour l’appeler, où es-tu ? Mais quelle question de peu d’importance à l’heure des téléphones portables, des wifi, des Skype, des Facebook), à trente mètres de l’angle des rues Bar-Ilan et Feuerberg où j’ai un jour embrassé une âme avant de reprendre un avion, un corps que j’espérais de tout mon cœur retrouver mais qui s’est échappé et que je retrouverai sans doute dans le manuscrit qui monte, mon prochain roman certainement, l’histoire de la rencontre d’un daltonien et d’un peintre, à la terrasse de ce café où j’attends en vain son appel et où j’attends, moins vainement malgré tout, la sortie d’Un pays sans amour, je reçois un mail d’Arno, le traducteur hébreu d’un précédent de mes romans : « Je suis en train d’avaler ton livre, c’est passionnant ! », comme pour me contredire, infirmer tout ce que je viens d’écrire, un de ces lecteurs qui un jour, éprouvent le besoin de dire ce que, dans l’intimité de leur lecture, ils ont ressenti. Un petit bonjour amical surgit d’une Atlantide : la lecture.