mercredi 29 juin 2011

Dimanche 29 juin : parfum de vieux papier




 Ma première station dans cette ville est pour la bibliothèque Franz Kursky. Elle a été fondée par des Bundistes, militants d’un parti juif révolutionnaire aujourd’hui quasiment disparu, dont le credo était : socialisme, diasporisme, yiddishisme, laïcité. Sans doute eût-il fallu mettre des tirets entre ces quatre mots, car l’un ne va pas sans l’autre : la Révolution ne pourra advenir que par le socialisme et la laïcité, en yiddish, pour les Juifs qui accèdent à une autonomie culturelle et politique en diaspora. En gros, (presque) tout le contraire du sionisme qui propose une solution en Terre d’Israël, en hébreu, et si au départ le mouvement sioniste penchait largement vers le socialisme et la laïcité, force est de constater que la société israélienne s’est totalement convertie au libéralisme à l’Américaine et que le religieux y tient sa place. Ces bundistes-là sont donc perdus au milieu d’un océan.
Au-dessus de la porte du 48 de la rue Kalisher (Hirsh Tsvi Kalisher était un rabbin sioniste du XIXe siècle ; la rue qui porte son nom abrite donc depuis de longues années une organisation anti-religieuse et a- — si ce n’est anti- — sioniste), écrit en yiddish, donc en caractères hébraïques mais dont la graphie un peu désuète paraît incongrue :

Arbeter-ring, Frants-Kurski-Bibliotek
Cercle des travailleurs, bibliothèque Franz Kursky.

Je pousse la porte, une odeur me saisit la narine : la même que celle de la Bibliothèque Medem que je dirige à Paris, ou plutôt le parfum qui régnait dans les anciens locaux de la rue René-Boulanger, celui du vieux papier et des planches en bois massif, noircies par les années,  d’un local peu aéré. Bella assure la direction administrative du lieu. À côté d’elle, un (très) vieux monsieur à moitié sourd. On m’offre un thé, dans un verre bien sûr. Bella crie :
Der yungermantshik iz der direktor fun der Medem-bibliotek in Pariz. Le jeune homme est le directeur de la Bibliothèque Medem à Paris.
   Vus ? Quoi ?
Bella hurle :
Fun der Medem-Bibliotek ! Medem ! Pariz ! »
   Ah ! Medem ! Pariz ! Vous connaissez Shulem ?
   Bien sûr.
   J’étais avec lui en Union soviétique, pendant la guerre. Et Mendl ?
   Oui, il est décédé.
   Il était avec mon frère au ghetto de Lodz.

Contre les murs, des livres, des livres et des livres, les mêmes qu’à la Bibliothèque Medem, des dizaines de milliers de livres en yiddish publiés dans le monde entier depuis le début du XXe siècle.
   Je suis pour trois mois à Tel-Aviv, je peux emprunter des livres ?
   Avec plaisir.
   Y a-t-il un catalogue ?
Bella me répond, un peu ennuyée : « Cela fait plusieurs années que je leur dis qu’il faut que nous en dressions un. Nous pourrions l’informatiser, mais ils me répondent que ça va bien ainsi. » Elle me montre : six tiroirs renferment de grandes fiches serrées les unes contre les autres. Sur chaque fiche, un nom d’auteur ; au-dessous figurent ses livres avec un numéro. Le degré zéro de la science bibliothécaire. Mais après tout, pourquoi pas ? Si les livres sont bien rangés sur les étagères…
Je demande un ouvrage : le deuxième tome de l’autobiographie de Melekh. On commence par ne pas le trouver puis on le déniche. La fiche n’était pas très claire : le tome 2 était indiqué cinq lignes sous le tome 1. Normal : il était entré dans les collections plusieurs années plus tard.
Ce qui est agréable, dans la culture yiddish ? Même à quarante-cinq ans, on est un yungermantshik.

Je passe des coups de téléphone. Je reprends contact, pour rompre la solitude, m’inscrire dans la vie d’une ville que je ne connais pas. Personne ne m’y attend. Je parcours les rues, à pied, à velo, je m’assois au café Hillel dont je ferai un point fixe pour travailler, lire le journal et répondre à mon courrier électronique. Je suis Lost in translation, comme dans ce film de Sofia Coppola, sauf que je comprends la langue. Je suis lost.