samedi 23 juillet 2011

Mercredi 23 juillet : à l'ombre des jeunes filles à la recherche de l'amour


J’envoie ma nouvelle Mon cousin Benjamin à Benny :
J'aime mon cousin d’amour. J’aurais dû me marier avec lui, j’aurais été heureuse avec ce presque jumeau mais je n’ai pas pu.
Nous sommes nés à deux heures d’intervalle, à quelques mètres d’écart, murs blancs, sage-femme noire. Nos mères étaient sœurs, un an les séparait mais elles ont tout fait ensemble. Elles ont partagé la même enfance, la même chambre, les mêmes parents (c’est du moins ce que l’on se plaît à dire de deux sœurs d’un même lit), des grands bourgeois qui avaient assujetti la langue aux exigences de leur condition. On parlait propre, pur, euphémique en toute circonstance. On n’appelait pas un chat un chat, c’eût été déplacé. En vertu d’un statut social à tenir, on ne vêtit pas les deux filles des mêmes petites culottes, un seul tiroir et piochez dedans mes enfants. On se retint mais on en mourait d’envie car aucun désir n’était plus fort que celui de confondre les deux fillettes si proches.
La cadette se fiança le jour du mariage de l’aînée, non que l’on n’eût les moyens de payer deux repas, mais il n’était venu à l’esprit de personne, surtout pas des parents ni des sœurs, que chacune pût avoir son jour de bonheur pour elle seule.
Les deux sœurs accouchent la même nuit. L’une perd les eaux à l’opéra (osera-t-elle regarder à nouveau dans les yeux cette bonne Madame Ulmann qui partageait sa loge ce soir-là). L’autre, ma mère, accompagnait sa sœur à ces drôles de Noces de Figaro célébrées en eau de boudin. Lorsque les flots jaillirent à en souiller les banquettes de velours rouge fourni gracieusement par Ullmann et fils parce qu’il est bon d’être un tantinet mécène, ma mère emmena sa sœur à la maternité. Dans la voiture, ma tante criait. Ma mère pleurait de désespoir, ou de rage : sa sœur, en s’abandonnant, la lâchait : elle accoucherait seule.

A l’arrivée à la maternité, ma mère hurla à l’interne de garde : « Déclenche-moi ! ». Elle ne tutoyait pas les inconnus d’ordinaire mais il n’y avait plus place pour les euphémismes et les manières : l’eau coulait d’un vagin prêt à s’ouvrir comme une marguerite à l’aube, celui de sa sœur. En réalité, les pertes avaient cessé depuis un certain temps, mais le corps de ma tante suintait encore dans l’esprit de ma mère. La sœur allait être mère et ma mère ne pouvait plus retenir la masse d’enfance qui lui encombrait le ventre et brisait la fratrie. L’interne fit la sourde oreille. Il s’occupa de triturer la tante, de mettre au monde mon cousin Benjamin et d’enfoncer son bras jusqu’à l’épaule dans les entrailles d’où l’enfant était sorti pour aller décrocher le placenta qui fit floc en tombant dans la bassine. C’était du mou pour le chat, la matière première des crèmes dont les sœurs s’enduiraient au retour d’âge pour prévenir les rides. Le monde est bien fait : les femmes sécrètent elles-mêmes les substances qui les préservent du vieillissement.
Ma mère n’avait tellement plus envie de me garder en elle que je vins. Elle voulait m’expulser comme un corps nuisible, mais je devançai son désir. Plus tard, on inventa un scénario digne de cette bourgeoisie de province, car un mot si brutal que « placenta » n’aurait su faire partie du vocabulaire de personnes raffinées : dans la famille, on avait siégé au grand Sanhédrin de Napoléon.
À la maternité, les deux sœurs obtinrent deux lits contigus. Les chambres seules coûtaient plus cher, mais il y en avait pléthore ce jour-là. Il ne restait plus de chambre double, et les époux firent déménager deux femmes de basse condition et payèrent le supplément pour que l’on puisse installer les sœurs côte à côte, lit à lit, flanc à flanc.
À la naissance, mon cousin était un garçon et j’étais une fille, mais cela ne dura pas. Ma mère trouva d’un mauvais goût consommé ce fils né chez sa sœur. Ma tante conçut de la culpabilité. Il lui fallait une fille, sinon rien. On circoncit Benjamin parce que cela se faisait, et cet épisode fut le dernier de sa vie de garçon. Ses mère et tante le préféraient en fille, les époux ne furent pas consultés. Il est probable que tel était le goût de Benjamin lui-même, car c’est un garçon gentil et docile : il n’aurait su contrarier sa mère. J’avais huit jours et je dormais au fond d’un landau dans la pièce contiguë à la salle à manger de l’appartement de ma tante (c’était aussi celui de mon oncle mais on l’aura compris : les hommes comptent peu). Je ne devrais pas me souvenir de la dernière sortie de Benjamin en garçon, mais j’en ai vécu d’autres, de ces cérémonies avec petits fours, eau oxygénée et autosatisfaction de donner une nouvelle pousse à une famille si formidable, alors je recolle les morceaux du puzzle, et je décris la scène.
On emmaillota mon cousin dans une longue robe de dentelle comme les chemises de nuit de la tante Lucie. On fit venir un petit monsieur calotte en couvre-chef, ornement rare dans cette famille tant il était peu assorti aux ors de la sous-préfecture. Le monsieur récita des hymnes de derviche tourneur qui rappelaient aux convives les quelques heures par an qu’ils allaient tuer sur les bancs de la synagogue locale. On apporta l’enfant dans sa houppelande. Le derviche sortit ses ustensiles de charcutier-joaillier sans cesser ses incantations. Ma mère et ma tante se réfugièrent dans la pièce où je dormais pour pleurer toutes les larmes de leur corps à l’occasion de ce joyeux événement. Je n’avais droit, dans cette réjouissance, qu’aux pleurs des deux femmes. Il y eut un silence qui dut m’angoisser un peu, car le brouhaha des convives et les trilles du derviche avaient cessé. L’officiant aiguisait ses coutelas. Le bébé hurla, tout au désespoir d’avoir abandonné aux lions un petit bout de lui-même. La foule laissa éclater sa joie et Benjamin terrorisé cria de plus belle. On vint chercher les sœurs en disant que l’ablation s’était formidablement bien passée, que le bébé n’avait pas pleuré et que tout allait bien Madame la marquise. La marquise poussa un ouf de soulagement, elle se promit que plus jamais dans sa vie son enfant chéri n’aurait à prouver qu’il était un homme, et elle tint parole.

Benjamin et moi avons partagé la même enfance. Nos chambres étaient différentes, nos parents étaient différents quoiqu’on eût pu les confondre : mêmes meubles achetés dans les mêmes magasins, qualité supérieure, mêmes moustaches des papas qui devaient être vaguement cousins. Nous jouions avec les mêmes poupées, les miennes, que Benjamin me volait, et nos mères faisaient semblant de n’y rien voir parce qu’elles adoraient cela. Plus tard, nous eûmes les mêmes passions : les livres, le cinéma, les hommes. Parfois, je me demandais si nous n’étions pas la même personne, si lui n’était pas moi, si je n’étais pas lui. Mais, comme au huitième jour de nos vies, Benjamin était en pleine lumière et j’avais droit à l’obscurité du boudoir. Les hommes ne nous aimaient pas pareillement, car la fusion dans laquelle nous vivions n’étaient qu’intérieure. Benjamin était un astre à la beauté gracile, et j’étais lourdaude, à l’image des bestiaux dont nos ancêtres avaient fait commerce. J’étais une étoile éteinte depuis avant la naissance de l’univers.
Souvent je me suis demandé Et si nos mères avaient voulu des fils ? La nature n’en aurait fait qu’à sa tête mais leur désir aurait rectifié le tir. Benjamin aurait été un vrai beau jeune homme qui introduit son sexe dans celui des femmes, et moi une vraie belle jeune fille au charme masculin qui aurait fait des ravages, les après-midis de Yom Kippour, au premier étage de la synagogue de notre petite ville de province, du côté des jeunes filles à la recherche de l’amour.