dimanche 10 juillet 2011

Jeudi 10 juillet : sous l'aile d'Avrom Sutzkever


Dory reçoit le prix Tshernikhovski pour la traduction. Il lui est décerné pour l’ensemble de ses traductions, et notamment celle du Candide de Voltaire. Il est rarissime que le prix, décerné tous les quatre ans, le soit à un garçon aussi jeune.
Le soir, lors d’une fête sur la terrasse d’Adina, Mathan me raconte que Dory vient de recevoir un appel téléphonique d’Avrom Sutzkever, le vieux poète yiddish qui est à présent dans une maison de retraite. Il l’a appelé pour le féliciter. Il a quatre-vingt-quatorze ans.
Il y a une vingtaine d’années, Sutzkever était de passage à Paris et la Bibliothèque Medem, où je ne travaillais pas encore, avait organisé une rencontre en son honneur. Le même soir, j’était invité au mariage du fils d’amis de mes parents, j’avais décliné l’invitation pour aller écouter le grand poète. Je n’ai jamais regretté de ne pas m’être rendu au mariage. À l’époque, ma décision n’avait pas été comprise par ma famille. Longtemps plus tard, dans la Promesse d’Oslo, je me suis inspiré du personnage de Sutzkever pour profiler un vieux poète yiddish finissant ses jours dans une maison de retraite.
Parler de Sutzkever sur ce toit de Tel-Aviv, en regardant les étoiles, nous renvoie à l’un de ses poèmes les plus connus, écrit dans le ghetto de Wilno :
Sous les étoiles blanches
Tends-moi ta blanche main.
Mes mots se changent en larmes
Ils veulent reposer dans ta main.

Regarde comme leur scintillement s’estompe
Dans mon regard encavé.
Et je ne vois pas-du-tout
Comment te les restituer.

Je veux pourtant, Dieu fidèle,
Te confier tout ce que je possède.
Car un feu en moi réclame son dû
Et dans ce feu — les jours de ma vie.

Mais dans les caves, dans les trous,
Le repos assassin sanglotte.
Je cours, plus haut, par-dessus les toits
Et je demande : où es-tu ?

Escaliers et cours me poursuivent
Sous les aboiements
Je pends comme une corde cassée
Et je chante :

Sous les étoiles blanches
Tends-moi ta blanche main.
Mes mots se changent en larmes
Ils veulent reposer dans ta main.

Sutzkever est vieux, malade. On dit qu’il parle à peine. Mathan raconte qu’il a demandé à sa fille de parler à Dory, il ne pouvait pas le faire lui-même. Mais Sutskever est là, il veille sur Tel-Aviv. Sa revue Di goldene keyt a traversé le monde yiddish de toute l’après-guerre. Et ses poèmes nous appartiennent à jamais. Apprendre le yiddish, c’est avoir le bonheur, le privilège d’admirer ces cristaux. En yiddish, le poème rime, il a dix fois, cent fois plus de force qu’en français.
À la même soirée, je parle des lettre d’Uri-Zvi. Je dis quel homme de cœur il semblait être. Entre gens de gauche, nous évoquons son engagement à droite et nous concluons : les gens de droite sont en général des gens sympathiques, ce sont les gens de gauche qui sont désagréables.


Je déjeune avec Nathalie. Elle me parle des métisses, elle veut dire les gens issus de mariages mixtes juif/non juif. Moi, en quelque sorte. J’aime ce mot : métisse. Ça ne se voit pas sur notre visage, mais c’est tellement dans notre corps, ce métissage, alors autant l’appeler par son nom. Et me dit qu’on remarque des traits communs : souvent la difficulté de choisir sa vie.

Je trouve dans une librairie Ahava klua, la traduction en hébreu de mon roman Un amour sans résistance. Je l'achète pour le chef d'orchestre. Cadeau pour cadeau. Je l'appelle. Quand peut-on prendre un café pour que je lui offre le livre ?
— Je suis très pris jusqu'à mon départ. Peut-être dimanche soir, tard. J'ai rencontré Nathalie à une manifestation culturelle, on a parlé de toi.
L’idée m'amuse.