dimanche 24 juillet 2011

Jeudi 24 juillet : gouttes de sueur sur pierres brûlantes


Haïm-Nahman Bialik est mort à Vienne le 21 tamuz 5694 (4 juillet 1934) à l’âge de soixante et un an. Son corps fut rapatrié en Palestine et il fut enterré dans le petit cimetière de la rue Trumpeldor, le premier cimetière de Tel-Aviv, établi avant même la création de la ville. Aujourd’hui, pour le soixante-quatorzième anniversaire de sa disparition, une commémoration est organisée sur sa tombe. À sept heures du soir, le soleil ne tape plus sur la ville. Il fait encore chaud, il fait toujours chaud. Entre les tombes, il fait deux fois plus chaud qu’en dehors, car les pierres ont emmagasiné la chaleur du soleil toute la journée et la restituent après son coucher. Pendant la commémoration, je sens la sueur dégouliner le long de ma colonne vertébrale, jusqu’à baigner la raie de mes fesses. Devant moi, la robe d’Anne-Sophie boit sa sueur.
Ce cimetière est comme un condensé de l’histoire politique et culturelle du pays, un minuscule Père Lachaise. La tombe de Bialik est très sobre, comme le sont presque toujours les tombes juives : un gros bloc de pierre et seulement son nom écrit en grosses lettres, en hébreu. Collée à lui, feue son épouse Mania, plus petite, illustre bien ce que dit la Bible de Eve quand Dieu décide de la créer : ezer kenegdo, un auxiliaire à ses côtés. Autour, des pages entières d’histoire juive moderne se tournent : l’écrivain yiddish-hébreu-russe Shimon Frug, le leader sioniste A. D. Gordon, l’écrivain hébraïque, compère de Bialik, Y. Kh. Ravnitsky, le poète Shaul Tchernikhovsky, l’écrivain yiddish et hébraïque Zalman Shneur, Reuven Rubin, l’un des premiers peintres de la Tel-Aviv moderne dont la maison-musée se trouve rue Bialik, le penseur du sionisme spirituel Ahad Haam, et un peu plus loin Haim Arlozoroff, leader sioniste assassiné sur la plage de Tel-Aviv en 1933 (on a souvent accusé les sionistes révisionnistes de ce crime, mais une thèse récente évoque la jalousie de Joseph Goebbels car Arlozoroff avait eu une histoire d’amour avec Madame Goebbels avant qu’elle n’épouse le dignitaire nazi), Meir Dizengoff, le premier maire de la ville.
Aharon Appelfeld, invité cette année à prononcer le discours commémoratif, souligne que Bialik était un écrivain juif, pas seulement le poète national hébraïque. Il parle dans son bel hébreu, posé, avec son accent allemand de Bukovine, Appelfeld est un homme doux. Lui succède une jeune poétesse, Sarah Blau. Elle prend un ton d’une agressivité incroyable pour dire combien Bialik était un grand poète, puis elle récite deux poèmes de lui dont « Après ma mort ». Le ton est toujours agressif. Je repense à ce que dit Dory : lire ce poème en hébreu moderne en casse la prosodie. Sarah Blau en donne un exemple criant. Appelfeld, qui a considéré à son arrivée dans le pays qu’il ne pourrait devenir écrivain hébraïque s’il ne connaissait ni le yiddish ni la Guemarah, n’aurait pas récité Bialik de cette manière. Il a une autre musique dans la tête : la mélodie de ceux qui sont d’ici et d’ailleurs en même temps. Comme Bialik l’était. Sarah Blau n’est que d’ici.

Après ma mort, vous direz de moi :
« Il y avait un homme — et voyez : il n’est plus ;
Avant son heure cet homme est mort,
Et le chant de sa vie s’est tu inachevé ;
Hélas, il lui restait un cantique à chanter —
Ce cantique aujourd’hui est à jamais perdu,
À tout jamais perdu !

Hélas ! Il avait une lyre —
Âme vivante et vibrante ;
Le poète lui parlait,
Lui révélait les secrets de son cœur,
Sous ses doigts chaque corde a chanté ;
Il cacha pourtant au plus profond de lui un ultime secret ;
Ses doigts dansèrent tout autour,
Mais une corde resta muette,
Muette jusqu’à ce jour !

Hélas, hélas,
Toute sa vie cette corde a vibré,
Doucement elle a tremblé ;
Languissante, accablée, affligée, nostalgique,
Elle aspirait sans cesse au chant libérateur,
Comme un cœur qui attend ce qui lui est promis ;
Qui inlassablement jour après jour espère,
Et dans un imperceptible soupire implore
Celui qui tarde et ne vient pas,
Ne vient pas !
O profonde douleur !
Il y avait un homme — et voyez, il n’est plus,
Et le chant de sa vie s’est tu inachevé ;
Il lui restait encore un cantique à chanter,
Ce cantique aujourd’hui est à jamais perdu,
À tout jamais perdu ! »