jeudi 11 août 2011

Mardi 12 août : le poète yiddish qui mangeait des cornichons sur les collines de Judée


Quand Velvl était enfant, il passait du temps chez ses grands-parents à Paliatyn, une bourgade d’Ukraine où les Ukrainiens parlaient ukrainien et les Juifs parlaient yiddish. Dans sa génération, il est un des seuls qui a tété le trilinguisme à la mamelle, comme c'était le cas de tous les Juifs d'Ukraine une ou deux générations plus tôt. Dans les années 1980, il a appris l’hébreu dans des cours clandestins à Moscou et milité dans le mouvement sioniste illégal. En 1990, quand les Juifs ont eu l’autorisation de quitter l’Union soviétique pour s’installer en Israël, il a pris le premier avion. Avant cela, il avait travaillé à Sovetish heymland (La Patrie soviétique), la revue yiddish créée en 1962 pour chanter les louanges du régime, qui a néanmoins permis à des milliers de personnes de garder un contact avec la langue yiddish à un moment où la culture juive était systématiquement opprimée.
Velvl habite dans les territoires occupés, à Kfar Eldad, une implantation d’une trentaine de caravanes et de quelques maisons en dur à quinze kilomètres de Jérusalem. Environ soixante-dix personnes y sont installés. Velvl m’a proposé de lui rendre visite. Cela fait plus de vingt ans que je ne suis pas allé dans une implantation des Territoires. La dernière fois, ce devait être en 1986. Et encore, Kfar-Etsion a un statut particulier dans la tête des Israéliens. Un premier kibboutz nommé Kfar-Etsion a été créé à cet endroit en 1943. Pendant la guerre d’Indépendance, de violents combats ont opposé les défenseurs des lieux à la Légion arabe, durant lesquels la plupart des combattants juifs sont tombés ou ont été liquidés ensuite par l’armée ennemie. Les survivants ont créé d’autres kibboutz à l’intérieur des frontières de l’état, dont Nir Etsion à proximité de Haïfa. Mais le souvenir de la première implantation juive sur ces collines de Judée ne s’est pas tari, et après la guerre des Six jours, quand Israël a pris le contrôle de ces territoires précédemment sous administration jordanienne, des Juifs, religieux pour la plupart au contraire des pionniers des années 1940, recréèrent un kibboutz qui prit le même nom que le précédent. Kfar Etsion se situe à proximité immédiate de la ligne verte, la ligne de cessez-le-feu de 1948 qui a servi de frontière jusqu’en 1967 et il est fort probable que, quand Israéliens et Palestiniens parviendront à un accord pour la création d’un état palestinien assorti d’un échange de territoires, Kfar-Etsion se retrouvera dans les frontières d’Israël.
Mais Kfar Eldad n’est pas Kfar Etsion. Velvl y habite une caravane pour le moins spartiate depuis six ans. À l’intérieur de la caravane, accroché au mur, un tapis de prière montre la Mecque et la Kaaba. Un bandeau en tissu est marqué d’un slogan en arabe.
— C’est mon fils. Il est orientaliste. Il parle couramment l’arabe, le Perse et quelques autres langues de la région. Il a acheté ce tapis à Naplouse et il a rapporté ce bandeau du Liban, c’est un drapeau du Hezbollah.
Avant cela, Velvl habitait Kedumim, une implantation de Samarie. Mais il s’est marié trois fois, et à chaque divorce, a dû laisser son appartement à son ex-femme : une fois à Moscou, où il était marié avec une femme non-juive qui ne voulait pas venir vivre en Israël, une fois à Kedumim. Quand on sort de la caravane, ou que l’on regarde par une de ses petites fenêtres, on peut contempler le désert de Judée, et les montagnes de Jordanie à l’arrière-plan. Et entre les deux, on devine la béance de la mer Morte. Sublime. Encore plus beau : à deux kilomètres de Kfar Eldad se trouve l’Hérodion, la forteresse-palais construite par Hérode vers 40 avant notre ère. Velvel nous y amène. L’édifice est creusé dans le rocher, en haut d’une colline qui domine toute la région. De là-haut, on voit Jérusalem, Bethléem, les villages arabes autour et les implantations juives. Un panorama magnifique.
— Une clôture entoure Kfar Eldad ?
— Non. Mais les Arabes savent qu’ils ne doivent pas dépasser ce chemin. Sinon, nous tirons. Nous sommes tous armés.
Et Velvl de sortir de sous son lit son M16. Il est fier de le montrer à mes enfants, qui voient la première arme de leur vie.
Avant de partir visiter l'Hérodion, Velvl nous sert un reste de borcht à l’oseille, le même que fait ma mère. Nous le savourons, en bordure du désert de Judée. Velvl parle d’autres écrivains yiddish d’ex-Union soviétique.
— Parmi les quelques-uns que nous étions, à Sovetish Heymland, dans les années 1980, il y en avait deux qui balançaient les autres au KGB. Pour être bien avec le régime, ils dénigraient systématiquement le sionisme. Après la chute de l’Union soviétique, l’un d’eux s’est installé en Angleterre, mais l’autre est venu en Israël. Alors je lui ai dit : après tout ce que tu as craché sur ce pays, tu ferais mieux de dégager. De fait, à présent, il est à New York. Grand bien lui fasse.
Je regarde par la fenêtre, on voit un village arabe, à quelques centaines de mètres.
— Il est peuplé de Bédouins. Ce sont des gens très primitifs qui n’ont pas besoin de nous pour s’entretuer. Un jour, je passais en voiture, j’ai entendu des coups de feu. Des Bédouins bloquaient le passage. J’ai cru que ma dernière heure était arrivée. L’un d’eux m’a dit : « Allez-y, passez, on ne vous veut pas de mal ». C’était un règlement de comptes entre Bédouins. Il y avait trois morts.

Plus tard :
 — À Moscou, j’ai été bercé par Balzac et Zola, et quand je suis arrivé à Paris l’année dernière, je n’ai vu que des Arabes. C’est ça, la France ? Le pays de Balzac est en train de se couvrir de Mosquées. Vous acceptez de vous réveiller au son du muezzin ? Ici, ce n’est pas pareil, les mosquées font partie du paysage. Les Arabes étaient là avant nous. Mais en France ! À Moscou, il y a deux millions de musulmans mais le muezzin est interdit. À Riga, les autorités ont considéré que seules les religions traditionnelles du pays avaient le droit d’ouvrir des lieux de culte : les chrétiens et les Juifs.
Enfin :
— Parmi les Arabes du coin, il y a une grande différence entre les chrétiens et les musulmans. Les chrétiens sont opprimés depuis la création de l’autorité palestinienne. Les jeunes filles de Bethléem sont harcelées dans la rue parce qu’elles ne sont pas assez couvertes. J’ai dû venir au secours d’un prêtre, qui se faisait tabasser par des musulmans.

Deux habitants de Kfar Eldad ont été tués par des Palestiniens pendant la deuxième Intifada, ce qui a provoqué le départ de la moitié de la population, principalement des Israéliens nés dans le pays. Les Russes et les Français sont restés, dont Velvl. Depuis, la population a retrouvé son niveau d’avant ces assassinats.
En rentrant de l’Hérodion, nous passons à l’épicerie de Tekoah, une implantation plus importante et plus ancienne située à deux kilomètres de Kfar Eldad. Velvl nous dit que la bourgade compte deux épiceries et qu’il fréquente celle tenue par un Russe car il y trouve les produits qu’il aime. Je dis aux enfants : « on va se retrouver en Russie ». Nous arrivons : le premier congélateur est vide.
— C’est plutôt l’Union soviétique.
Mais plus loin, on vend des sprats, d’énormes bocaux de cornichons aigres-doux. Le présentoir de vodka propose une quinzaine de marques différentes.

Nous finissons l’après-midi à manger des brochettes d’agneau devant la caravane face au désert de Judée.
Velvl nous montre une colline à proximité :
— On essaie d’y installer des caravanes pour prendre le haut de la colline. Il faut de la place pour loger nos enfants dans ce pays. Mais le gouvernement ne nous laisse pas faire. Jusqu’à présent, il est venu détruire tout ce que nous avons essayé de construire. Mais ça vaut le coup d’essayer quand même.

En rentrant à la maison, je consulte la page consacrée à Kfar Eldad sur le wikipedia hébraïque : il y est question d’une extension de 2000 logements pour faire la jonction avec une autre implantation, Nokedim, qui compte environ sept cents habitants.

En mars de cette année, j’ai publié des poèmes yiddish de Velvl dans la revue Gilgulim.

Hérodion (traduit du yiddish)

On dirait
De l’Hérodion qu’il est un volcan éteint.
Plus aucune fumée ne monte
De son cratère depuis longtemps.
Ni les pierres porteuses de mort
Ne s’en échappent.
Les pluies d’hiver viennent battre
Les ruines du temple des zélotes.
Elles n’emplissent pas le bain rituel
Depuis longtemps profané.
Mais quelque part dans le sein de la montagne silencieuse,
Au bout de tunnels encore inexplorés
Des insurgés se cachent.
Ils surgiront au grand jour,
Quand viendra l’heure de la révolte.


Lundi 11 août : quel dibouk en chacun de nous ?


Représentation du Dibouk, la célèbre pièce de Sh. An-ski. L’auteur l’a écrite en russe et rapidement traduite en yiddish. Ensuite, Bialik l’a traduite en hébreu. Quelques jours après la mort de Sh. An-ski à Varsovie en 1920, la pièce a été mise en scène en yiddish par la Vilner Trupe. La troupe Habimah de Moscou en proposa une interprétation en hébreu, la représenta dans toute l’Europe et fit sensation : c’était l’une des premières mises en scène de l’avant-garde russe montrées en Europe occidentale. Partie en tournée mondiale en 1926, Habimah décida de ne pas retourner en Union soviétique et s’installa à Tel-Aviv en 1928. La troupe est plus tard devenue le théâtre national d’Israël. Hana Rovina, la comédienne vedette de Habimah, fut la grande interprète du rôle de Lea dans le Dibouk. En 1937, un film en yiddish a été tiré de cette pièce, qui est devenu un classique du cinéma. Le Dibouk a été joué sur tous les continents. Il y a quelques années, un réalisateur de cinéma m’avait proposé de travailler sur une adaptation moderne du scénario, ce que j’ai fait. Le film n’a jamais été tourné mais ce travail m’a donné l’occasion de me plonger dans le texte yiddish, magnifique.
La mise en scène de ce soir est une adaptation pour trois comédiens et marionnettes. L’idée d’utiliser des marionnettes pour cette histoire de jeune fille possédée par l’âme de son défunt promis est excellente : quasiment grandeur nature, elles sont actionnées par les acteurs visibles en permanence derrière elles, de sorte que l’on a toujours la marionnette et son « âme » sous les yeux. Quand Léa est possédée par l’âme de Honen, la marionnette de Lea évolue avec Lea et Honen derrière elle, c’est très fort. Lors de la scène d’exorcisme de la fin, qui se joue entre la marionnette du rabbi et le comédien de Honen, je me mets à pleurer. Je songe au dibouk en moi, celui de mon grand-père Moyshe, qui m’a commandé tout ce que j’ai fait durant ces vingt-cinq dernières années en direction du judaïsme, et contre lequel ma famille s’est battue, en vain. Car on ne peut pas lutter contre un dibouk. La preuve, à la fin de la pièce, le rabbi parvient à faire sortir l’âme de Honen du corps de Lea, mais Lea meurt et son âme va retrouver celle de Honen quelque part dans les mondes supérieurs.
J’entends la traduction hébraïque de Bialik pour la première fois. La représentation a lieu dans les locaux de l’association Yung yidish, dont un des buts est de récolter les livres en yiddish, de les stocker et de leur retrouver éventuellement une nouvelle vie. Yung yidish se trouve au cinquième étage de la station centrale de bus de Tel-Aviv,  l’un des bâtiments les plus laids du monde. Les autobus arrivent au dernier étage et les étages inférieurs sont supposés être occupés par des boutiques, des stands de nourriture et des bureaux. Comme le lieu est entre le sinistre et le sordide, la moitié des emplacements commerciaux sont vides. Les couloirs sont à moitié déserts, les vitrines crasseuses. Yung yidish, qui manque cruellement d’argent, a trouvé un moyen bon marché de stocker ses livres et recevoir ses amis. L’animateur de l’association, Mendy, est un chanteur et un comédien yiddish talentueux, fils d’un diamantaire d’Anvers. Nous nous connaissons depuis vingt-cinq ans et nous croisons de temps à autre, à Jérusalem, Tel-Aviv, Paris ou Vilnius. La diaspora yiddish. Mendy est un garçon bohême et je le soupçonne de n’avoir pas choisi ce lieu uniquement pour des questions financières car il se satisfait assez d’espaces interlopes. Pendant la représentation, des ventilateurs sont branchés car le lieu n’est pas climatisé,  les hôtes distribuent des gobelets et de l’eau, attention aimable et appréciable. Le spectacle commence, et toutes les cinq minutes, le sol tremble, signe qu’un autobus arrive de Jérusalem, de Beer-Sheva, de Haïfa, d’Eilat ou de quelque autre ville du pays. Après la représentation, j’entends un vieux monsieur exprimer ses critiques sur le lieu et Mendy de répondre :
— N’est-ce pas emblématique de l’état du yiddish dans notre monde ?

Nous prenons un shirut pour regagner le centre-ville. Dix places, dix Français. En rentrant de Jérusalem, aujourd’hui, j’ai rencontré à la station centrale de Jérusalem mon copain Yvan de Paris. Nous avons voyagé ensemble. Dans l’autobus, sa copine dit :
— C’est drôle, on se croit tous légitimes et on considère les autres Français illégitimes.
La suite demain…