samedi 25 juin 2011

Le jour d'avant


J’ai désiré ce voyage. J’ai construit ce séjour. Dépensé l’énergie nécessaire pour obtenir la bourse qui me permettrait de vivre trois mois à Tel-Aviv. J’ai cherché des solutions pour y séjourner dans de bonnes conditions. Quinze jours avant le départ, je n’avais toujours rien pour les trois premières semaines, j’envisageais de changer mon billet mais je n’aimais pas cette idée, j’avais renoncé à trop de choses dans ma vie pour ne pas reculer cette fois. J’ai cherché à Jérusalem mais je connais trop bien cette ville, le projet était ailleurs.
Moumous m’a proposé sa maison au kibboutz mais je voulais Tel-Aviv parce que je ne la connais pas. Je l’ai longtemps détestée. Quand j’ai vécu à Jérusalem, coopérant au Consulat général de France, détaché au couvent de Ratisbonne, pendant un an et demi il y a vingt-cinq ans, je venais m’y baigner, une fois par semaine, j’y mangeais des soupes de kreplekh dans un bouiboui ashkénaze et je remontais le soir vers la ville que j’aimais. Il faisait trop chaud sur la plaine côtière, j’étais en nage au bout de dix minutes. Puis est venue la climatisation : je prenais froid à cause des changements brutaux de température. Je n’aimais pas cette ville. Pourtant, à la terrasse des cafés de la rue Dizengoff, on entendait volontiers parler yiddish, ce qui n’arrivait jamais à Jérusalem, il fallait aller dans les quartiers orthodoxes de la ville Sainte pour entendre cette langue que je comprenais mal à l’époque mais que j’aimais écouter. Elle y était parlée par des gens qui ressemblaient aux photos jaunies des ancêtres, difficile de s’identifier à eux. À Tel-Aviv, les vieux qui prenaient leur thé à l’ombre des orangers ressemblaient tous à l’oncle Simon et à l’oncle Hamou, peut-être les connaissaient-ils, avaient-ils milité au Betar ensemble en Pologne. Quand ces deux oncles venaient en voyage, j’imaginais qu’ils rencontraient leurs amis d’enfance sous ces arbres. C’est la seule chose que j’aimais de Tel-Aviv. La ville était sale, les vitrines poussiéreuses, les immeubles disparates, des fils électriques pendaient des balcons. Ses habitants n’aimaient pas Jérusalem, une ville folle dans laquelle je me sentais follement bien. On disait de Tel-Aviv qu’elle était peuplée de jouisseurs, d’opportunistes, de gens qui détestaient le judaïsme religieux et les traditions de la Diaspora. Alors je ne les aimais pas.
L’oncle Simon est mort, Hamou l’a suivi. J’ai appris le yiddish. La ville a-t-elle changé ou est-ce moi ? Le Bauhaus aurait eu raison de mon aversion ? On a commencé à nettoyer les façades, à combler les fissures des bâtiments. Je me suis autorisé à aimer ce qui me touchait — les années 1920, l’art déco. J’aimais le Trocadéro même si on le qualifiait de Mussolinien. Je me sentais bien dans le mobilier qui avait connu ses beaux jours sous Hitler. Étais-je coupable pour autant ? J’ai regardé Tel-Aviv d’une autre manière : en levant le nez. En admirant la courbe des balcons, la pureté des baies serties de métal qui apportent la lumière aux montées d’escalier. L’art déco, ici, était politiquement correct : construit par des persécutés, architectes allemands débarqués après 1933.