samedi 10 septembre 2011

Mercredi 10 septembre : Uri-Zvi en son sanctuaire


 Visite chez Aliza, veuve d’Uri-Zvi. Ils avaient trente ans de différence. Une vieille dame en chignon, digne, très belle, froide. Dory m’avait dit que c’était une sorcière, mais il faut interpréter : l’anarchiste tire sur tout ce qui est de droite, et elle l’est franchement, ce n’est rien de le dire, comme son défunt mari.
La mairie de Ramat-Gan avait offert un terrain à Uri-Zvi pour qu’il puisse y construire une maison, modeste, et c’est dans celle-ci que Madame habite toujours, rue de la Pimprenelle. Nous entrons dans son salon, simple, israélien à l’ancienne mode. Il ressemble aux premiers que j’ai connus, dans les kibboutz, chez la mère de Rami à Haïfa, lors de mes premières visites dans les années 1980, meublés d’éléments scandinaves en bois clair. Pétri de nostalgie.
Pas facile de poser des questions à la dame : elle parle, sait ce qu’elle veut dire et je peine à réorienter la conversation. J’avais préparé quelques-unes de mes interrogations, mais je la laisse dire et glisse de temps à autre une question.
— Combien avait-il de frères et sœurs ?
— Six sœurs. Une est morte bébé. Deux seulement se sont mariées. Il était l’aîné.
— D’où vient le nom de vos cinq enfants ?
— Haïm, son père ; Bat-sheva, sa mère ; Yokheved, sa grand-mère ; Rivka, une de ses sœurs et Havatselet est la traduction de Rayzl car une autre sœur portait ce nom. David, le dernier, c’est mon père. J’ai réussi à lui soutirer.

Elle ne cesse de revenir sur le fait qu’Uri — elle l’appelle ainsi — a été boycotté toute sa vie par l’establishment du pays, du fait de ses opinions politiques : on n’enseignait pas ses poèmes dans les écoles, on ne publiait pas ses œuvres dans les journaux. Seuls les organes du parti révisionniste de Zeev Jabotinsky, auquel il a appartenu après 1929, le publiait. Quant à la littérature yiddish, n’en parlons pas : un vrai herem, une excommunication. Il a été le premier à traiter les Anglais d’occupants en Eretz-Israel, ça ne plaisait pas du tout. Et après, quand il s’est opposé aux Arabes, ça n’a pas plu non plus.
— Vous comprenez, mon brave monsieur, dans ce pays, vous ne pouvez plus rien dire contre les Arabes.
   Il était végétarien ?
   Pas du tout.
   J’ai lu qu’il l’était devenu en 1923.
   Que n’a-t-on pas raconté ? Melekh a même écrit un jour que j’étais native de Moscou, alors que je suis née à Jérusalem.
   Lisait-il Di goldene keyt ?
   Il n’aimait pas la poésie de Sutzkever.
   C’est pourtant un immense poète.
   Il ne l’aimait pas.
   Et ses rapports personnels avec lui ?
   Après, Sutzkever a écrit que… enfin bref, passons.
   Il semblerait que Melekh ait voulu renouer avec lui dans les années 1950, mais Uri-Zvi n’y tenait pas.
   Il ne lui avait pas pardonné, car Melekh avait dit du mal de lui. De toute façon, il était beaucoup plus proche de Peretz. Ils ont eu une vraie intimité. Ils devaient se retrouver en Eretz-Israel. Peretz était arrivé le premier, et il est reparti cinq jours avant l’arrivée d’Uri. Il lui avait dit de ne pas aller en Union soviétique, mais Peretz ne l’a pas écouté.
   Et quand Peretz a été exécuté, en 1952 ?
   Les Communistes juifs affirmaient qu’il n’était pas mort. Uri les traitait de menteurs. On l’a calomnié pour ça. Qui avait raison ? Il avait lu tout Marx. Les autres ne connaissaient que des extraits, mais Uri avait compris que cette idéologie était impossible.
   Pourquoi n’a-t-il pas utilisé le nom hébraïque qu’il s’était choisi, Tur-Malka ?
   Il l’a fait, au début.
   Et après ?
   Ses parents, ses sœurs, ses neveux et nièces avaient été assassinés après avoir été enfermés dans le ghetto de Lwow. Il ne voulait pas que le nom se perde. C’est moi qui ai utilisé ce nom : comme poétesse, je suis connue comme Ayn Tur-Malka. Vous savez ce que cela signifie ? En araméen, c’est Har-hamelekh, le Mont royal, c’est un des noms de Jérusalem. Le village de Tur-Malka se situait précisément là où vous voyez aujourd’hui l’hôpital allemand d’Augusta Victoria, sur le Mont Scopus. Lors de la destruction de Jérusalem par les Romains en 70, les derniers insurgés se sont réfugiés à Tur-Malka, c’est pourquoi il aimait ce nom, ce lieu. Il ne pensait qu’à  Jérusalem, mais quand il s’y trouvait, il ne cessait de songer à la destruction du Temple. Une fois, nous sortions des bureaux de l’Agence juive, et il m’a montré le jardin de ville, juste en-dessous. Il m’a dit : « tu vois, ces citernes. On y a précipité des enfants juifs au moment où Titus a détruit la ville. »

Je prends congé. Sa dernière phrase :
      — S’il n’avait pas été poète, il serait devenu fou.