samedi 24 septembre 2011

Mercredi 24 septembre : Hercule Poirot à Tel-Aviv


Restaurant Joz veloz
Les visages autour de la table, en cette soirée d’automne où un vent délicat vient agiter les arbres, sont presque les mêmes que ceux qui apparaissent dans la présentation des personnages, comme dans un roman d’Agatha Christie, quand à la fin, Hercule Poirot réunit les protagonistes pour démasquer le coupable. En l’occurrence, je suis ce coupable qui a poursuivi l’écriture d’un journal pendant tout ce séjour et donné la parole à ses personnages. Je fais un discours en hébreu, écrit dans l’après-midi.

Chers amis,
Mon séjour de trois mois se termine donc. Quand je suis arrivé, j’ignorais ce que j’allais ressentir en repartant, mais je savais que le départ serait difficile. Je suis né entouré de montagnes. Mes paysages originels sont des sommets couverts de neige, et les sons — le tintement des cloches des vaches sur l’alpage en été. Quand je me vois à Tel-Aviv, parmi vous, dans le jardin de ce restaurant à la mode, je me demande ce qu’il m’est arrivé. Comment s’est fait le parcours des forêts d’épiceas de la région grenobloise aux boulevards Bauhaus de la première ville hébraïque ? Le chemin se trouve sur la ligne de crête du grand-père, ce Moyshe Cymbalista que je n’ai pas connu et dont ma mère se souvient à peine, le déporté, la victime suprême de notre famille, dont la figure m’accompagne et m’ouvre la route depuis plus de trente ans. D’où le yiddish et, du fait de son dibouk, mes allers et retours entre les langues.


Plus je m’affirme en tant qu’écrivain français, plus je publie de romans, de nouvelles et de journaux dans ma langue maternelle qui est davantage celle de mon père que celle de ma mère, et parfois même, au fond de mon cœur, celle de l’autre, plus mon rapport avec les langues se fait intime : avec le yiddish, l’hébreu moderne et l’hébreu ancien.


Je suis venu écrire un roman qui parle de trois poètes yiddish et de leur corps-à-corps avec le XXe siècle, mais je voulais aussi vivre trois mois à Tel-Aviv et découvrir la ville à l’aube de son centenaire. J’ai soudain ressenti cette urgence. J’ai eu besoin, je l’avoue, au mi-temps de ma vie, de prendre de la distance pour me rapprocher de moi-même. Je ne sais pas précisément ce que je cherchais en venant ici, et j’ai surtout trouvé ce que je n’avais pas escompté, outre la mer, le soleil et une langue : j’y ai trouvé des mentsh.






Certainement pas moi, car j’espère qu’elle restera comme elle est au milieu de ses immondices, je l’aime ainsi.


Vous savez tous que j’ai écrit un journal pendant ces trois mois, et chacun de vous y apparaît. Je voulais vous remercier non seulement de votre participation, mais du cœur avec lequel vous m’avez accueilli dans vos vies.


C’est avec tristesse et  joie mêlées que je rentre en France, non pas pour retrouver la grisaille du climat ni l’amabilité des Parisiens, mais rejoindre celle que j’aime, et les deux que j’aime, que j’élève et que j’éduque. Mais s’il vous plaît, quand vous passerez par Paris, rappelez-moi si par malheur vous trouvez que je ne vous réserve pas le meilleur des accueils, que j’ai été un jour un écrivain français solitaire dans une ville méditerranéenne puante, et que vous m’y avez accueilli comme il se doit.


Merci du fond du cœur.





Un convive :


— J’aurai l’occasion de tester l’accueil dès la semaine prochaine.





À la fin, nous restons cinq : Moshik, Dory, Alona et son ami, moi. Alona enchaîne vodka sur vodka. Moshik lui récite les gros mots qu’il m’a appris. Alona fait mine d’être choquée :


— Mais Gilles a l’air tellement aristocratique…


— Et alors, crois-tu que les aristocrates ne baisent jamais ?


— Ils baisent tout le temps au contraire.





En sortant, nous voyons deux filles s’embrasser au bar et Moshik me dit : « Tu l’écriras dans ton journal. Ces deux filles qui se roulent une pelle, c’est Tel-Aviv dans toute sa splendeur ». Je le lui ai promis, je m’exécute.


Dans la rue, il tombe quelques gouttes : je ne pourrai pas dire en rentrant à Paris que je n’ai pas eu de pluie pendant trois mois. J’apprends un dernier mot : yore, la première pluie d’automne. Cette année, elle n’a pas attendu la prière prononcée pendant la fête des Cabanes (octobre). Célébrée à Paris, elle semble toujours incongrue. Elle prend ici tout son sens.


Moshik me dit kol-tuv et Dory sourit. Alona :


— On se fait un déjeuner avec Jean à Paris en novembre ».

— OK-la-tigresse.