samedi 16 juillet 2011

Mercredi 16 juillet : la chèvre qui jetait des cacahuètes aux automobilistes


Montée vers Jérusalem. D’habitude, j’évite de partir trop tôt pour ne pas tomber dans les embouteillages, mais j’avais un rendez-vous. J’ai prix un shirouth à la gare routière. Outre le fait que ce moyen de transport soit plus cosy que l’autobus, j’aime bien le principe : le véhicule part quand il est plein. Entre Tel-Aviv et Jérusalem, on n’attend jamais longtemps, dix minutes, un quart d’heure tout au plus, mais la tension est présente. Parfois, aux heures creuses, quand le chauffeur ne parvient pas à remplir la dernière place, il propose aux passagers de payer un petit supplément. Après le départ, les voyageurs commencent à payer la course. Débute alors un chassé-croisé fiduciaire. Les personnes du fond demandent à celles de devant de faire circuler leur argent, et elles reçoivent en retour soit de la monnaie soit un reçu, parfois les deux. Le même principe existe à l’intérieur de Tel-Aviv : sur les principales lignes d’autobus, la 4 et la 5 qui parcourent la ville du nord au sud et retour, des mini-bus privés empruntent le même trajet, vous pouvez les héler même entre deux stations et leur demander de vous déposer où bon vous semble sur la route. Une fois à bord, vous vous asseyez et faites circuler le prix de la course. Quand vous souhaitez vous arrêter, vous dites : « Nehag, taatsor bevakasha » (chauffeur, arrête-toi s’il te plaît). Il s’arrête, il manie une poignée qui lui permet d’ouvrir et de fermer la porte à distance, le tour est joué. Pourquoi ce service me remplit-il d’aise ? C’est le petit côté kibbutz qui subsiste dans le pays, j’ai dit que j’étais nostalgique.
Montée vers Jérusalem, donc, à l’heure de pointe. Dans le taxi, je bavarde avec mon voisin, un new-yorkais qui se trouve pour la première fois dans le pays. Le temps passe et soudain, je regarde par la fenêtre et ne reconnais pas la route. Au bout de quelques centaines de mètres, un panneau indique que nous avons pris un autre chemin, qui passe par la ville nouvelle de Modiin et poursuit ensuite à travers la Cisjordanie, frôle Ramallah pour aborder Jérusalem par le nord. Le paysage est magnifique : les collines de Judée et leur pierre crayeuse. L’œil voit au loin ces successions de collines surmontées de villages arabes reconnaissables à leurs minarets, et parfois d’implantations juives, identifiables à leurs maisons individuelles aux toits de tuile rouge et au grillage qui entoure la localité. Je n’avais pas choisi de prendre cette route mais le pays choisit pour moi.
Comme toutes les autoroutes du monde, celle-ci est bordée d’un grillage. Partout ailleurs, cela permet d’éviter qu’une biche ne s’égare sur la voie rapide. Ici, cela peut avoir cette utilité, mais cela sert surtout à ce que les véhicules à plaques jaunes, dont les propriétaires sont israéliens, circulent tranquillement en traversant la Cisjordanie. Cela s’appelle, dans le jargon international, une route de contournement. Quand la route passe près d’un village, le grillage est remplacé par le mur que l’on a beaucoup montré à la télévision. C’est pratique : cela permet aux Israéliens de faire comme si les Palestiniens des territoires n’existaient pas. Disons que l’on ne les voit plus. Sur la gauche, à un moment, une chèvre regarde passer les voitures, derrière le grillage. Je me demande qui est au zoo : elle ou nous ?
Aux abords de Jérusalem, lors de la traversée des villages palestiniens du nord de la ville, du côté de Beith Hanina, l’autoroute est bordée de part et d’autre d’un mur décoré d’un trompe-l’œil : un paysage bucolique, traversé par un aqueduc, qui n’a rien à voir avec les maisons arabes situées derrière la muraille de béton. Le tout rappelle le décor de certains restaurants chinois à Paris : vous dînez derrière les chutes du Niagara ou les grandes Jaurasses, au milieu du Ve arrondissement.
Un article, dans le journal du dernier week-end, parlait de la fâcheuse habitude de la municipalité de Jérusalem de vouloir hébraïser les noms des quartiers de la ville, à Jérusalem ouest. Pourtant, il ne s’agit pas de lieux contestés, puisqu’ils font partie d’Israël depuis 1948 et qu'ils sont du bon côté — au sens politiquement correct du terme — de la ligne verte. Ainsi, celui que tout le monde connaît sous le nom arabe de Talbyé devrait s’appeler Komemiyut. Alors comme personne n’utilise ce nom artificiel, un panneau à l’entrée du quartier indique : Komemiyut (Talbyé). Pareil pour Gonen (Katamon). À la fin des années 1980, je sortais avec une jeune juive anglaise, résidente de Jérusalem, très engagée dans la lutte pour la reconnaissance des droits des Palestiniens. Elle me faisait faire le tour de ces quartiers en me disant : « Tu vois, cette belle maison ottomane, c’est la famille El Husseini qui l’habitait avant 1948 ». J’aimais bien cette promenade dans l’histoire. La mémoire des lieux, c’est important. Quand le panneau indiquera uniquement « Komemiyut » et « Gonen », l’heure sera grave, le monde sera au fond du trou.


À Tel-Aviv, il n’y a pas ce problème, puisqu’un beau matin de 1909, soixante familles ont procédé à une loterie sur les dunes pour se répartir les premières parcelles. La ville n’a pas été construite sur le spectre d’un quartier arabe. Personne n’a été délogé, on n’a détruit aucune maison. On a bâti des fondations et on a monté des murs en faisant attention que les maisons soient organisées en rues, en avenues, en promenades, et le tout est devenu une ville. On aurait bien voulu qu’il en ait été de même pour le reste du pays, mais cela n’a pas été possible : on croyait que c’était un pays vierge ou on feignait d’y croire mais il ne l’était pas. Alors, si on voulait s’installer en famille, il fallait trouver de la place. Que faire à présent ? Oh, j’ai bien ma petite idée mais je n’ai pas encore réussi à convaincre tout le monde : on ferait un beau discours pour reconnaître que le droit fondamental du peuple juif d’avoir son pays, surtout après la grande Catastophe, a occasionné une catastrophe d’une ampleur différente mais réelle, et surtout qu’il n’y a pas de hiérarchie du malheur quand celui-ci vous atteint personnellement, et que l’on en est désolé, et d’ailleurs pour le prouver, on serait prêt à payer pour que les descendants des victimes de cette catastrophe que les Palestiniens appellent la Nekba puissent commencer à se construire, en Palestine ou ailleurs, à leur guise. Mais pour cela, il faudrait aussi que les pays de l’ailleurs soient d’accord, et c’est là où l’affaire se complique. En attendant, l’été, boulevard Rothschild, je suis le seul à penser à la politique. Les autres fument le narguilé, sirotent une bière, mangent un sushi à un des kiosques ouverts 24h/24 qui donnent un air si nonchalant à cette allée plantée de sycomores, de cyprès, de palmiers et de washingtonias. Ils parlent de musique, de littérature, de jolies filles, de beaux garçons et parfois même, ils s’embrassent sur la bouche.