jeudi 22 septembre 2011

Lundi 22 septembre : les grenades du marché Lewinski


Il y a eu un attentat à Jérusalem : un habitant palestinien de Jérusalem-est, donc possédant une carte d’identité israélienne puisque les autorités, depuis l’annexion de Jérusalem-est, considèrent les habitants arabes comme citoyens, a foncé en voiture sur un groupe de soldats. C’est le quatrième attentat perpétré par un habitant de Jérusalem-est depuis celui qui a fait huit morts parmi les étudiants d’une école talmudique en mars dernier. Les Palestiniens veulent pousser les Israéliens à prendre des mesures de sécurité pour séparer les deux parties de la ville et la déclarer de facto désunie. La même politique a amené à la construction de la clôture de sécurité/mur de séparation : la barrière anticipe une frontière. Si ces coups de force n’adviennent qu’à Jérusalem, c’est bien pour faire vivre les habitants de la ville dans l’inquiétude afin que les deux parties soient un jour séparées.

En me baignant une dernière fois dans cette mer Méditerranée, au large de cette ville si étrange où je me sens si bien, je pense à ce que disait Dory samedi soir : à l’instar de Marina Tsvetaeva qui, en 1928, nommait un de ses livres Après la Russie, il voulait intituler l’un de ses recueils de poèmes Après Israël, mais il n’a pas osé. Dans sa revue Ho !, très peu de contributeurs sont de purs Israéliens. Beaucoup sont nés à l’étranger. D’autres ont passé du temps hors du pays, comme Moshik ou lui. D’autres encore sont nés en Israël mais habitent Paris, New York, Los Angeles.
Après Israël, ce peut être, dans la biographie d’un individu, la période de sa vie après sa vie en Israël, mais l’expression peut aussi se comprendre comme l’état du monde, la condition des Juifs dans l’éventualité que l’État d’Israël viendrait à perdre son indépendance.
Il m’arrive de penser au quatrième Hurban, à la quatrième destruction, quatrième puisque deux Temples ont déjà été détruits et ce que l’on désigne communément par le terme marketing de Shoah se nomme en yiddish Der driter hurban. Si l’ennemi parvient un jour à « jeter les Israéliens à la mer », ce que je ne souhaite évidemment pas mais tout peut arriver dans notre monde, y compris l’eeffondrement des deux plus hautes tours du monde en quelques minutes, que deviendront les habitants ? Resteront-ils sur place, acceptant de vivre sous autre domination et constituant alors une autre des communautés juives du monde, comme cela fut le cas jusqu’au début du XXe siècle ? Qui partira en exil, profitant du passeport qu’il a hérité d’un père français, d’une grand-mère allemande, d’un aïeul argentin ? Qui tentera sa chance dans les nouveaux Eldorados que sont la Chine et l’Inde ? Qui viendra s’agréger aux communautés israéliennes qui existent déjà, à Toronto, à New York, à Los Angeles ?
Tel-Aviv a été construite avec ce slogan : Hair haivrit harishona, la première ville hébraïque. Au hasard d’une librairie, mon œil a accroché le sous-titre d’un livre : Hair haivrit haaharona, la dernière ville hébraïque. L’aventure de l’hébreu est une des plus ambitieuses du XXe siècle, indépendante de toute considération politique : en témoigne le travail de Dory qui par ailleurs ne se prive pas de critiques acerbes sur la société et la politique du pays dont il est citoyen (mais il a également la nationalité allemande dont il a hérité de ses grands-parents, restitués dans leurs droits citoyens après le nazisme). Que deviendrait l’hébreu si l’État d’Israël venait à disparaître ? Car s’il est le grand vainqueur linguistique de la guerre des langues qui a fait rage au début du XXe siècle parmi la population juive, dont le grand perdant a pour l’heure été le yiddish, on ne peut pas dire qu’il ait remporté de grandes victoires en Diaspora : peu de Juifs américains, français, allemands ou turcs sont capables de lire un poème de Dalia Rabikovitz dans le texte. Si la population d’Israël prenait le chemin de la Diaspora, l’hébreu deviendrait-elle la langue de ce nouvel exil, le yiddish des siècles à venir ?

Courte visite à Benny, à la rédaction de Haaretz, en plein bouclage des numéros spéciaux prévus pour les fêtes. Le journal se trouve dans un quartier animé du sud de Tel-Aviv. Benny me reçoit dans le petit bureau de la rédaction des pages « Culture et littérature », puis me présente son patron, Benny Tsifer, qui avait défrayé la chronique en mars dernier par son boycott du Salon du livre de Paris dont l’invité était la littérature israélienne d’expression hébraïque. Benny Tsifer me montre à l’écran ma nouvelle, l’interview et la photo qui paraîtront trois jours après mon départ.
Je dis à Benny (l’autre, le mien) que j’ai écrit dans mon journal sur la disparition d’Israël, je l’effraie. Je lui avoue que j’ai cité son « J’ai décidé de sombrer avec le navire ». Il me regarde, il rit avec des lézards :
— Tu penses à la disparition d’Israël parce que tu t’en vas. Tu as besoin de le détruire avant de partir.

Un des dernières nuits tombe sur ma terrasse. Dans la petite synagogue yéménite, quelques hommes disent la prière du soir. J’entends les échos d’un kaddish. Amen. En rentrant de Haaretz, dans ce quartier populaire et commerçant du sud de la ville, j’ai acheté du halva au marché Levinski, spécialisé dans les épices et les douceurs. Dans quelques jours, les Juifs célébreront le nouvel an. Les vitrines des magasins, les animateurs à la radio, le vendeur à l’épicerie, tout le monde vous souhaite Shana tova. On achète du miel pour la douceur de l’année, et des grenades, dont les grains sont symbole d’abondance. J’en ai acheté trois au marché Levinski. Sur notre table de nouvel an, nous aurons des grenades de Terre sainte, tant que ce ne sont que des fruits.