lundi 4 juillet 2011

Samedi 5 juillet : Jaffa


Tel-Aviv a beau être une ville censée ne jamais s’arrêter, l’activité est pourtant réduite le samedi. De nombreux cafés et restaurants sont fermés et ceux qui restent ouverts sont bondés en début d’après-midi. Le Café noir, rue Ahad Haam, affiche complet, ou des tables réservées. Le lieu est rétro, un décor reconstitué car un établissement de ce style n’existait pas dans la ville il y a vingt ans. À l’intérieur, on se sent à Vienne, si ce n’est que les clients y parlent nettement plus fort que les Viennois. On y vient avec ses enfants. C’est ce qui frappe le plus : les endroits branchés sont tous pourvus de sièges pour bébés, inconcevable à Paris. Mais ici, la population est très jeune, et l’enfant est porteur de l’espoir que l’on gagnera la bataille démographique, pourtant perdue d’avance. Une angoisse parcourt la société : l’infécondité. Le premier ordre que Dieu donne aux hommes dans la Torah est « Croissez et multipliez », il a laissé des traces dans la société, y compris dans les milieux laïques. Moshik me dit que ses parents ne cessaient de lui parler du jour où il aurait des enfants. Son père, orfèvre, lui a parlé d’une cliente lesbienne : « Si tu veux, je lui demande si elle serait d’accord ». En sortant du Café noir, je croise deux hommes sur le boulevard Rothschild qui poussent deux poussettes, certain que ce ne sont pas deux copains profitant de l’absence de leur femme pour se balader ensemble.
Peu avant la tombée du jour, je descends sur mon petit vélo vers Yafo, la partie arabe de la ville. Au départ, il n’y avait qu’une ville, un port où les gens arrivaient d’Occident : Jaffa. Il figure dans toutes les descriptions des voyageurs. La petite ville avait élu domicile depuis quatre mille ans sur une hauteur. En 1866, trente-cinq familles chrétiennes venues d’Amérique ont construit ce que l’on a appelé la Colonie américaine. À partir de 1880, les Juifs ont commencé à affluer et grossir les rangs de leurs corrélegionnaires présents depuis 1840, et en 1906, un groupe de soixante familles a acheté un terrain sablonneux au nord de Jaffa, en bord de mer, pour créer « un centre urbain hébreu dans un environnement sain, planifié selon les règles de l’esthétique et de l’hygiène modernes ». Jaffa n’était pas assez européenne pour eux, et Tel-Aviv devait être la première ville nouvelle juive des tous les temps : Tel, la colline dans le sens archéologique du terme, le tumulus constitué d’un empilement de civilisations, symbole de transmission et Aviv, le printemps, symbole de renouveau. Elle constitue aujourd’hui, avec ses banlieues, la plus grande ville juive au monde. En 1909, le deuxième jour de la Pâque, ces familles auraient, selon la légende, procédé à une loterie sur les dunes de sables pour répartir les soixante parcelles et cette date symbolique marque la naissance officielle de la ville. Tel-Aviv a fini par dépasser Jaffa en population et en puissance économique. Elle acquit le statut de municipalité en 1938, et en 1949, pour toutes sortes de raisons y compris politiques (cela évitait que Jaffa ait un maire arabe), Tel-Aviv et Jaffa ont été fusionnées pour créer la municipalité de Tel-Aviv-Yafo.
Les Arabes de Yafo sont citoyens israéliens, ils parlent tous parfaitement l’hébreu mais l’arabe reste leur langue maternelle. Quelques détails permettent de se rendre compte que l’on est dans une ville arabe, outre que l’on y voit régulièrement des femmes la tête couverte d’un foulard noir. La forme des fenêtres des maisons, notamment les plus récentes, épouse le style arabe. Les terrasses des cafés sont équipées de chaises en plastique sans goût ni grâce alors que les cafés de Tel-Aviv rivalisent de bon genre. Moshik m’a parlé d’une plage agréable. Je pousse jusqu’au sud de la ville, en contrebas de la résidence de l’ambassadeur de France, et déniche une plage beaucoup moins bondée que celles du centre de Tel-Aviv : pas de café crachant sa musique à pleines décibels, pas de digue pour casser les lames venues du large et boucher la perspective. Je m’accorde mon rituel quotidien : une demi-heure de baignade, un bonheur. Des jeunes filles sont en maillot sur la plage, des femmes mariées également mais certaines se baignent habillées et coiffées de leur foulard noir.
En rentrant, à la tombée du jour, je passe par un quartier en bord de mer, en pleine transformation. On y construit de somptueux immeubles. Sur le mur d’un bâtiment, une inscription en arabe et en hébreu revendique : « des logements pour les Arabes de Yafo ».

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