jeudi 1 septembre 2011

Lundi 1er septembre 2008 : manuscrit yiddish, Hari Krishna et fait-divers


Université de Tel-Aviv. Après avoir erré d’un bâtiment à l’autre, j’ai fini par trouver le centre de recherche qui conserve les archives de Peretz. David m’a dit de m’adresser à Guennady, le documentaliste. Il me fait entrer dans son bureau et cherche le dossier qui décrit les archives. Il ouvre tiroirs et armoires, et dévoile un bric à brac de boîtes d’archives, amoncellement de chemises en carton ou en plastique. Je me rappelle le mot de Shulem, qui a fui Varsovie en septembre 1939 et a passé une bonne partie de la guerre dans un camp de travail en Sibérie : « Heureusement que les Russes sont pagailleux. On pouvait toujours s’arranger pour se glisser dans les interstices du système. S’ils avaient été aussi rangés que les Allemands, ça aurait été terrible. »
Guennady finit par se rappeler qu’il a laissé le dossier à la salle des photocopieuses. Je choisis les documents que je veux consulter, il me les apporte. Je tombe sur de magnifiques photos de différentes périodes de la vie de Peretz. Ce type était d’une beauté à couper le souffle, je le savais mais j’en ai encore une preuve. Peretz avec Uri-Tsvi et Melekh à Varsovie, Peretz en 1939, ordre de Lénine au revers du veston, Peretz au milieu d’un groupe d’hommes que je n’identifie pas, en 1923 en Palestine.
L’émotion atteint un paroxysme quand je tombe sur le manuscrit de Di kupe. C’est un des trois poèmes sur lesquels portait mon DEA, je le connais bien. Bien que je ne l’aie pas lu depuis une bonne quinzaine d’années, le texte me revient au fur et à mesure que je déchiffre la fine et belle écriture de Peretz, sur un papier rugueux. Et surtout, la dédicace :
Pour vous, les massacrés d’Ukraine où de vous la terre est pleine,
Et pour vous aussi, abattus sur le « tas » en la ville de Gorodichtch sur le Dniepr,
   Kaddish !
11 Tishri 5681

Peretz évoque les massacres de la guerre civile en Ukraine, dont il a été le témoin. Le bruit a même couru qu’il avait été l’une des cent milles victimes des pogroms d’alors. La date qu’il évoque est le lendemain de Yom kippour, elle correspond au 23 septembre 1920.
Le manuscrit ne semble pas entier. En réalité, le poème fait plus de trente pages. Là, il n’y en a qu’une vingtaine.

Et voilà le huitième chant de ce Tas :

8
Je veille ici ta tête crucifiée, je la protège
Des chiens, des corbeaux,
De l’ensevelissement !…

Je ne m’écarte pas d’un pas…

Sous mes yeux grouillent en lourds remous
Vers
Et viscères…

Je ne puis que tâtonner,
De mes mains tendues palper
Ce corps profané…

Il m’est interdit de faire un pas !…

Dieu !
Pour piédestal, ces degrés
De toutes mes têtes empilées,
Pour toi déposées en tas !…

Et ces ailes de corbeaux qu’arasent tes hauteurs !…
— À bas, à bas !
— Nous voulons te crucifier encore !…

Les journaux se passionnent pour la tragédie de la petite Rose. Le pays se demande comment cette histoire sordide a pu arriver ici. Benjamin et Marie-Charlotte, deux Français, ont eu une petite fille, Rose, alors qu’ils n’avaient pas vingt ans. Peu de temps après sa naissance, c’est-à-dire il y a peut-être trois ou quatre ans, le couple vient en Israël car Benjamin n’a jamais vu son père et veut faire sa connaissance : Ron, un chauffeur de taxi d’une quarantaine d’années. Marie-Charlotte tombe amoureuse de Ron, et Benjamin repart seul en France avec la fillette. Ron et Marie-Charlotte, qui n’est pas juive, se marient et ont deux enfants. Au bout de quelque temps, Marie-Charlotte apprend que Rose est hospitalisée, sans doute pour mauvais traitements, et entreprend des démarches juridiques pour obtenir la garde de sa fille. Quand Rose arrive en Israël, le couple se rend compte qu’il s’agit d’une enfant difficile. Ils ont du mal à la supporter. Le tout aboutit au meurtre de Rose par Ron, c’est-à-dire son grand-père et beau-père à la fois. Ron a avoué le meurtre avant de se rétracter. Il a dit tour à tour qu’il avait vendu la petite à un couvent, puis à des Palestiniens. La police ne peut l’inculper de meurtre tant que le corps de la petite n’est pas retrouvé.

Anne-Sophie m’envoie un nouveau lien vers un article paru dans Le Monde : un portrait consacré à Noa Yaron-Dayan, présentatrice vedette de la télévision israélienne qui a rejoint le monde ultra-orthodoxe il y a une dizaine d’années. Elle fait ce chemin avec les Bratslaver, un mouvement hassidique tenant de rabbi Nahman de Bratslav, personnalité hors du commun, mort en 1812 à l’âge de 38 ans. Rabbi Nahman a été perçu comme un être si exceptionnel par ses Hassidim qu’aucun rabbi n’a pu lui succéder à la tête de la cour, et celle-ci vit sans rabbi depuis près de deux siècles, au contraire de l’immense majorité des cours hassidiques qui s’articulent autour d’une figure charismatique.
Durant les trente dernières années, deux cours ont connu des évolutions étonnantes : le rabbi Menahem-Mendel Schneersohn, à la tête des hassidim de Loubavitch, a opéré une synthèse particulièrement efficace entre Torah et marketing à l’américaine, à l’instar des églises évangéliques, et son mouvement a connu une expansion spectaculaire, attirant à lui de nombreux Juifs en quête de repères et de structures. Le mouvement a envoyé des représentants dans les points les plus reculés du globe où peuvent se trouver des Juifs afin d’organiser des synagogues, des jardins d’enfants et des écoles. L’admiration envers le rabbi, inhérente à la mystique hassidique, s’est transformée dans le cas des Loubavitch en quasi-idolâtrie, et à la mort de Menahem-Mendel, il a été considéré par certains comme le Messie, et n’a pas connu de successeur à la tête de la cour.

Les Bratslaver ont évolué différemment. Le voyage autour du monde est une sorte de rituel dans la jeunesse israélienne laïque, qui éprouve le besoin de prendre un bol d’air après deux ou trois (suivant que l’on est fille ou garçon) années d’armée et avant de commencer des études universitaires ou une vie professionnelle. Les jeunes de vingt-et-un an s’en vont donc à la découverte du monde, avec une prédilection pour l’Inde et le Népal, sans doute par quête d’une spiritualité dont leurs parents les ont privés. Nombre de ces jeunes sont rentrés d’Inde très influencés par les religions locales. Certains ont tenté une synthèse entre spiritualité orientale et judaïsme, trouvant dans la pensée de rabbi Nahman ce qui permettait le plus facilement d’opérer ce syncrétisme. Ils ont créé une mentra : n, na, nah, nahman miOuman que les disciples de ce mouvement new age répètent, c’est leur Hari Krishna. Celle-ci a fini par recouvrir les murs, vitrines, glaces arrières des voitures. Souvent, dans les rues de Tel-Aviv, on croise une camionnette qui crache dans des haut-parleurs de mauvaise qualité une chanson reprenant cette mentra. Des hommes échevelés, une kippa blanche brodée de n, na, nah, nahman miOuman au fil noir, marchent autour de la camionnette et reprennent la mentra à tue-tête. Sur la promenade du bord de mer, un stand des Bratslaver tente de jour comme de nuit d’attirer de nouveaux adeptes et fait la curiosité des touristes. Maintenant que la saison touristique est terminée, le stand perdure et semble encore plus incongru, un peu perdu au milieu de nulle part. Le point d’orgue du calendrier pour les Hassidim de Bratslav est le pélerinage de Rosh-hashana à Ouman en Ukraine, sur la tombe de rabbi Nahman. On dit qu’il rassemble un mélange insolite de descendants de vieilles familles bratslaver, de néophytes et de jeunes Israéliens qui y vont pour vivre une expérience mystique et gratter la guitare pendant quelques jours.