vendredi 15 juillet 2011

Mardi 15 juillet : de poètes et de jardins



J’ai bu beaucoup d’eau en rentrant chez moi hier, de sorte que ce matin, je n’ai pas trop de mal à me lever, malgré la quantité d’alcool absorbée.
J’ai appris un mot : sababa. Je ne cessais de l’entendre chez des jeunes. Il signifie : coool ! Moshik dit qu’il vient peut-être du français « ça va bien ».  Je lui ai demandé de m’aider à lire la poésie hébraïque. Mon niveau d’hébreu est correct, je parle, je comprends ce qui se dit dans la rue sans devoir dresser l’oreille, je suis capable de suivre plusieurs conversations à la fois, je lis le journal, j’ai souvent lu des romans et des articles de critique littéraire, mais je peine quand j’en arrive à la poésie. Il me manque du vocabulaire et je ne suis pas suffisamment familier des mots composés et des formes contractées, notamment celle de la forme possessive. C’est qu’une langue sémitique, ça n’arrête pas de bouger. Une voyelle en devient volontiers une autre en fonction du suffixe qui lui est appliqué, un « p » devient « f » pour un oui ou pour un non, et la succession de « v », « b » et « k » peut facilement devenir ‘ou’, ‘v’ et kh’ : allez vous y retrouver ! En guise d’introduction, Moshik me propose une séance avec Dory. Celui-ci me raconte l’histoire de la poésie hébraïque. Selon lui, les universitaires israéliens les plus chevronnés refusent de se rendre à l’évidence : les premiers poètes hébraïques modernes, ceux de la « génération de la renaissance », Bialik notamment, sont nés en Europe orientale. Ils maîtrisent l’hébreu de par leur rigoureuse éducation religieuse. Bialik a commencé à l’apprendre à l’âge de trois ans au heder. Mais il connaît la prononciation ashkénaze. Plus tard, pris dans la mode orientaliste fin-de-siècle qui avait cours en Allemagne et en Europe orientale, les premiers sionistes ont privilégié la prononciation sépharade quand il s’est agi de transformer l’hébreu en la langue d’un état à naître : on disait que les Juifs orientaux et sépharades avaient conservé quelque chose de l’hébreu biblique, perdu des ashkénazes. Les promoteurs de l’hébreu moderne étaient tous ashkénazes, russes pour la plupart, et ils s’opposaient à leurs pères : en bon mouvement révolutionnaire, le sionisme reniait. Mais Bialik et ses contemporains ont commencé à écrire dans le contexte culturel d’Europe orientale, et leur poésie est rythmée comme de l’hébreu ashkénaze, ce qui implique une prononciation différente de certaines lettres. Comme si Baudelaire avait écrit ses Fleurs du Mal avec l’accent de Castelnaudary. Car en hébreu ashkénaze, on accentue sur l’avant-dernière syllabe, alors que la dernière syllabe est accentuée en hébreu sépharade : shabès à Kovno et Varsovie, shabath à Salonique, Damas et Tel-Aviv. De sorte que les lecteurs de Bialik à la période contemporaine, en Israël, ont totalement perdu la musique originale des poèmes. Tout juste si les commentateurs rappellent de temps à autres que pour retrouver la rime, il faut prononcer le kamats « o » et non « a ».
La deuxième génération de poètes hébraïques, Nathan Alterman, Léa Goldberg, Avraham Shlonski, sont tous nés hors de l’hébreu : leur langue de création était la deuxième, troisième, quatrième langue qu’ils apprenaient. Les premiers manuscrits de Lea Goldberg sont, raconte Dory, criblés de fautes de grammaire.
Il faut attendre les années 1950 et le poète Nathan Zakh pour que les règles de la poésie classique — métrique régulière et rime — soient mises à bas. Dans cette génération, les poètes n’écrivent toujours pas dans leur langue maternelle : Nathan Zakh parle l’hébreu avec un accent allemand à couper au couteau, Yehuda Amihaï est né en Allemagne, Meir Wieseltier à Moscou. Leurs références littéraires sont largement européennes. Ils ont tous lu la poésie allemande, russe ou polonaise dans la langue originale.
Ce sont les poètes des générations suivantes qui, les premiers, écrivent dans leur langue maternelle, et Dory élabore une critique claire de ces générations depuis les années 1960 jusqu’à nos jours, qui ont cru pouvoir créer une poésie en autarcie, alors que la poésie hébraïque moderne n’avait que soixante ans d’âge. Il compare avec la poésie française, allemande, dont le corpus est infiniment plus riche. Dory et Moshik parlent ensuite de la revue littéraire qu’ils éditent, Ho !. Elle consacre une place de choix à des traductions de textes littéraires européens, notamment du français. Dans l’esprit de Dory, il s’agit de réensemencer la poésie hébraïque par la traduction. Il raconte les critiques que la rédaction a reçues : « la littérature israélienne peut se débrouiller toute seule, elle n’a pas besoin de la littérature française ». Il faut dire qu’il y est allé fort : dans le manifeste qui ouvre le premier numéro, il remet en cause les critères esthétiques, devenus hégémoniques, instaurés par Nathan Zakh, véritable icône nationale, et prône le retour à la rime et à une rythmique.
Petite pause dans la leçon de poésie. Dory me parle de sa conversation téléphonique avec Sutzkever. Aujourd’hui, le poète fête ses quatre-vingt-quinze ans. Dory a insisté auprès du supplément littéraire de Haaretz pour qu’il en soit fait mention vendredi prochain. Et Dory de me raconter comment il a rencontré Sutzkever. Il avait une vingtaine d’années. C’était à une foire du livre. Dory a feuilleté un recueil de traductions de poèmes de Sutzkever en hébreu. Il l’a acheté. Les traductions étaient mauvaises mais Dory s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un immense poète. Il s’est penché sur sa biographie : un héros du ghetto de Wilno qui écrit en yiddish — il était certain qu’il avait disparu pendant le Génocide. Quelques mois plus tard, le supplément littéraire de Haaretz publie une traduction d’un poème de Baudelaire, due à Dory. Le téléphone sonne : une voix au fort accent yiddish lui dit « Avraham Sutzkever à l’appareil ». Ils se rencontrent. Ils se voient souvent ensuite, toujours au Café Olga, du côté du Kikar hamedina (la Place de l’État), là où Sutzkever s’installe tous les matins pour écrire. À l’époque, c’est-à-dire il y a près de vingt ans, Sutzkever est encore un poète yiddish prolifique et le rédacteur de la grande revue littéraire d’après guerre, Di goldene keyt. C’est un héros parmi le public yiddishophone lettré du monde entier, et un inconnu dans les rues de Tel-Aviv. La preuve : un garçon très cultivé, qui consacre sa vie à la poésie depuis plusieurs années, n’en a jamais entendu parler. Quand il entend Sutzkever au téléphone, il croit capter une voix remontée du Royaume des morts.
Pour le quatre-vingt dix anniversaire du poète, le supplément littéraire de Haaretz lui a consacré un numéro entier. Quand l’éditeur du quotidien veut stigmatiser le côté ésotérique de ce supplément, il cite toujours ce numéro en exemple cinq ans plus tard, et la pique revient, dit-on, presque chaque semaine. C’est pourquoi l’hommage à Sutzkever dans le numéro de vendredi prochain a été arraché de haute lutte, mais il s’agira d’un petit encadré, rien d’autre.
— Je pense souvent au poète ces temps-ci. Je me dis presque tous les jours que Tel-Aviv est la ville où il vit, et ce n’est pas rien, comme une présence tutélaire, une étoile qui nous protège, le gage que tant qu’il sera vivant, même très affaibli, le monde ne sombrera pas totalement dans le chaos.
Dory acquiesce. Un frisson passe entre nous.
Nous finissons la soirée à Joz veloz, rue Yehuda Halevi, un restaurant où se retrouvent chanteurs, musiciens, cinéastes et écrivains. Nous sommes à une table dans le jardin, tous les trois, une chandelle éclaire nos visages.