jeudi 8 septembre 2011

Lundi 8 septembre : deuxième visite au vieux peintre yiddishophone




— Gilles, kim arayn
— Vous allez bien ?
— Fatigué.
Je voudrais bien être fatigué comme lui à quatre-vingt-sept ans. Suit une rencontre d’une heure, durant laquelle Yosl me sort divers documents : des photographies d’écrivains yiddish à Varsovie dans les années 1920, des photos de famille à Radymno (Galicie), une photographie de sa grand-mère Hinde qui l’a partiellement élevé et qui a été assassinée à Belzec durant la Seconde Guerre mondiale, le testament de son père.
— Tu sais, dans la famille, le père poète yiddish, l’oncle pionnier en Palestine qui est rentré à Vienne pour étudier la peinture et s’y est suicidé en 1921, la mère cantatrice, la sœur danseuse — elle a quatre-vingt-onze ans, elle vit en Australie, elle a même dansé des danses indiennes —, moi, on est tous meshuge.
— Et votre femme ?
— Elle est peintre aussi.
— Mais est-elle meshuge ?
— Elle est goy, anglaise.
— Et alors ?
— Elle est meshuge à sa manière : goy. Mon père lui a appris le yiddish. Nous parlons yiddish ensemble. Je suis en Israël depuis soixante ans mais mon hébreu est terrible.

À propos des archives de son père :
— Elles sont énormes.
— Je sais : voilà déjà deux mois que je passe mon temps à fouiner dedans. Avant-hier, je me suis attaqué aux photos. Il a conservé des clichés d’au moins trois cents écrivains yiddish, c’est une collection exceptionnelle.
— Quand mon père est venu en Israël, il avait apporté toutes ses archives avec lui. Et quand il est reparti…
— C’était en 1950, n’est-ce pas ? Il est resté combien de temps ?
Yosl fait la grimace.
— Ah oui, c’est vrai, pas de dates.
— Il a décidé de repartir à Montréal. Ici, il ne trouvait pas sa place. Il m’a demandé de réexpédier ses archives. Des caisses et des caisses. Quand les douaniers ont vu les photos, ils m’ont regardé d’un drôle d’air : « Tu as une si grande famille ? »
Yosl me regarde d’un air complice : cette famille, c’est la nôtre, la mienne, les écrivains yiddish.
— Après sa mort, Rukhl, sa dernière femme — elle s’appelait Eisen mais avait raccourci son nom en Eisenberg (je ris), je te jure que c’est la vérité —  m’a demandé ce que l’on allait faire des archives. Devait-on les envoyer au Yivo, à New York ? Comme la bibliothèque nationale d’Israël était en train de constituer des archives sur mon œuvre, j’ai décidé de joindre celles de mon père, et j’ai tout fait revenir de Montréal. Il fallait quelqu’un pour s’en occuper, c’est tellement énorme. J’ai donné un peu d’argent à la bibliothèque et je leur ai demandé d’embaucher mon copain Yosl Birstein, l’écrivain. Il venait de quitter son kibboutz, il avait trouvé un travail mais ça ne lui convenait pas.

Quand j’avais dit à une amie que je trouvais le rangement des archives un peu fantaisiste, elle m’avait répondu : « Tu crois que Yosl Birstein était archiviste ? Il était le copain d’enfance de l’autre Yosl et il lisait le yiddish, alors il a eu le poste. »

— Tu sais que mon père a connu Dora Diamant, la femme de Franz Kafka.
— Je l’ai lu dans ses mémoires
— Ah oui, c’est vrai, tu sais déjà tout.
Yosl disparaît quelques minutes au fond de son atelier, il revient les bras chargés de documents.
— Tiens, une lithographie, pour toi, je te la signe. Et ça, c’est une hagadah de Pessah que j’ai illustrée, c’est pour tes enfants, comment s’appellent-ils ?
Il dédicace : « Pour Simh'a et Ezra », puis il dessine une râpe à fruits et une pomme flottant au-dessus :
— Elle ne sait pas encore qu’elle finira en compote, pour la fête.
Il sort ensuite un dossier intitulé « Else Lasker-Schüler ».
ça m’intéresse.
— Mon père l’a connue. Elle était complètement folle.
— Mais une poétesse merveilleuse.
— J’ai une lettre d’elle à mon père, comment se faisait-elle appeler dejà ?
— Prinz Jusuf.
Il me regarde d’un air inquiet :
— Ah, ça aussi, tu sais ? Tiens, voilà la carte postale. Il l’avait fait venir à Vienne pour une soirée. Mais d’où parles-tu si bien yiddish ?
— J’ai appris. Votre copain Shulem, à la bibliothèque Medem. Pendant des années, je travaillais à mon ordinateur et il s’asseyait à côté de moi et me racontait des histoires de Varsovie.
Yosl chante une chanson de rues. De temps en temps, il s’interrompt pour m’expliquer les mots :
A gumke, à Varsovie, c’était  a droshke (un fiacre).
— À cause des roues en caoutchouc ?
— Oui, sans doute. Tu sais, une culture, c’est aussi les bas-fonds. Je me souviens des putes de Varsovie, des maquereaux (j’apprends au passage que l’on dit Alfons), des bordels. La tenancière, celle qui récupérait l’argent, portait un perruque comme une femme vertueuse, j’avais douze ans, mais j’étais attiré par ce monde, dès que je sortais de l’école, j’allais voir.
— C’était où ?
— … smotshke-gas, par là-bas. Je me souviens de la corde à linge avec les condomen qui pendaient.

Il me prête Post scriptum, sorte d’autobiographie. Et je demande de photocopier le testament de son père, rédigé en yiddish.
— Il a laissé de l’argent ?
— 800 dollars.
— Et pour cela, il a fait enregistrer le testament par un notaire ?
— Il l’a modifié trois fois ! Gey veys (va savoir). Quand reviens-tu pour me rapporter tout ça ?
—  La semaine prochaine.
— Mais pourquoi as-tu appris le yiddish ?
— Vous n’êtes pas le seul à avoir le droit d’être meshuge.
— Mais tu as l’air bien comme ça.
— L’air… Mais à l’intérieur, c’est le chaos. Toye-voye.
— Ah, toye-voye.
Il me raccompagne à la porte, m’embrasse et me regarde d’un air menaçant :
— La prochaine fois, tu me dis « tu ».
— J’aurai du mal. Vous savez, en français, on ne tutoie pas facilement, alors j’ai pris le pli en yiddish aussi.
— Je ne me souviens déjà plus de ce que tu dois me rapporter.
— Je me souviendrai.
La suite demain…