vendredi 8 juillet 2011

Mardi 8 juillet : histoires de bibliothèques


Visite à Beith Ariela, la bibliothèque municipale de Tel-Aviv. Le catalogue informatique ne marchait pas mais j’ai fini par trouver sur les étagères les œuvres hébraïques complètes d’Uri-Zvi. Je passe l’après-midi en sa compagnie. Le personnage se rapproche, il commence à me livrer son mystère. Dans le tome 14, je trouve une histoire que lui racontait sa mère : le jour de sa naissance, sous la lune, elle a souffert pour le mettre au monde et sa naissance a comblé sa vie. Il était son fils aîné, l’héritier de plusieurs éminents rabbis hassidiques. Le titre d’un de ses recueils, Eima gdola veyareakh (Peur panique et  lune), vient-il de ce récit des origines ? Tout cela est très romanesque. Je prends. Je passe ensuite aux livres sur son œuvre, notamment un livre de Dan Miron, grand spécialiste de la littérature juive en deux langues avant qu’elle ne se sépare en deux littératures distinctes, l’une yiddish et l’autre hébraïque. Car il fut un temps où de nombreux écrivains créaient dans les deux langues, et souvent pour les mêmes lecteurs. C’est pourquoi, je crois, j’ai appris les deux, pour pouvoir me rattacher à cette tradition. Comment peut-on être juif et ne pas maîtriser ces langues, fondamentales ? Je ne serais pas le même homme si je ne les avais pas apprises.
Uri-Zvi a été de ces écrivains jusqu’en 1923, et du jour où il s’est installé en Palestine, il a quasiment cessé d’écrire de la poésie en yiddish, seulement des articles pour les journaux de Pologne. Et soudain dans les années 1950, il publie Undzere oysyes glien (Nos lettres rougeoient) et autres poèmes magnifiques sur l’Anéantissement, qu’il ne fait pas paraître dans la grande revue littéraire Di goldene keyt, publiée à Tel-Aviv de 1949 à 1995 par le poète Avrom Sutzkever. Il choisit Di letste nayes, un quotidien populaire de Tel-Aviv, sans doute pour toucher un lectorat plus large. Et peut-être ne s’aimaient-ils pas, avec Sutzkever. Ses poèmes sont repris dans les médias yiddish du monde entier car il s’agit d’un véritable événement : le chantre du nationalisme israélien revient au yiddish.
Ce retour sera de courte durée : Uri-Zvi ne publiera plus rien en yiddish, jusqu’à sa mort en 1981.
La bibliothèque de Beith Ariela s’appelle en réalité Shar Tsion (La Porte de Sion), créée en 1886 à Jaffa. Elle est le site central du réseau des vingt-quatre bibliothèques publiques de la ville, dont quatre dans les quartiers arabes de Jaffa. La bibliothèque Shar Tsion déménagea en 1913 à Tel-Aviv, rue Herzl, puis rue Ahad-Haam en 1921 et devint la bibliothèque municipale de Tel-Aviv en 1922. Après quelques autres déménagements, elle s’installa à son adresse actuelle, dans un complexe qui comprend l’opéra, une école de formation aux métiers des médias, le célèbre théâtre Kameri et le musée de Tel-Aviv.
Cette histoire m’évoque la librairie-bibliothèque que Betsalel Frenkel, originaire de Vilna, créa à Jaffa au début du XXe siècle. Fraenkel y vendait des livres en yiddish et en hébreu, quelques-uns en russe, mais il les louait également, car c’était un temps où les lecteurs ne pouvaient pas aisément se payer des livres. Betsalel avait un passeport russe, et en 1914, quand l’Empire ottoman rentra en guerre du côté de l’Allemagne et de l’Autriche, il fit partie des Russes et des autres ressortissants de pays ennemis que les Turcs arrêtèrent le 17 décembre 1914 et des six cent quatre-vingt-neuf d’entre eux que l’on embarqua sur un bateau pour l’Égypte. Il poursuivit à Alexandrie ses activités de libraire-bibliothécaire, se passionna pour le dessin animé naissant et se lança dans la fabrication de meubles chinois. Les chinoiseries lui payaient sa passion pour le cinéma. Alors que Walt Disney créait Mickey, il imaginait à Alexandrie un petit singe coiffé d’un tarbouche.
En 1956, à cause de l’offensive de Suez par la coalition anglo-franco-israélienne contre Nasser, la plupart des Juifs furent expulsés d’Égypte et Betsalel Frenkel dut prendre un nouveau bateau en direction de la France. Il emporta avec lui sa librairie-bibliothèque. Il se fixa à Brunoy en région parisienne, installa la bibliothèque dans le sous-sol de son pavillon. Il interdit à sa famille, ses enfants puis ses petits-enfants, de toucher à ce trésor, Saint des saints qui portait la mémoire de ses errances. Mais les livres se détériorèrent. À la fin des années 1990, une dizaine d’années après sa mort, son petit-fils Didier contacta le rabbin de la yeshivah de Brunoy et lui demanda que faire de ce millier de livres en hébreu et en yiddish datant de la fin du XIXe siècle pour les plus anciens, et des années 1930 pour les plus récents. Le rabbin lui demanda s’ils étaient en mauvais état — ils l’étaient.
   Enterrez-les ! Selon la Torah, les livres abîmés doivent être enterrés.
Didier ne se satisfit pas de cette réponse. Il avait contacté les services de conservation du Centre national du cinéma afin d’envisager la préservation du petit singe au tarbouche. Au CNC, il tomba sur Eric qui, à l’époque, prenait des cours de yiddish à la Bibliothèque Medem. Eric créa le contact entre nous. Je me rendis à Brunoy. Je compris qu’il avait fallu dix ans à Didier pour se décider à profaner le Saint des saints de Betsalel, mais il se rendait à l’évidence que s’il ne faisait rien, les livres tomberaient en miettes. Ils étaient déjà en très mauvais état, couverts de poussière et partiellement attaqués par les vers. Mais ils étaient précieux. Parmi eux, il y avait une collection d’environ 300 livres de shund-literatur, de ces romans à l’eau de rose qui faisaient pleurer les servantes juives du XIXe siècle dans les arrières-cuisines. Ces romans ont souvent fini dans les poubelles d’Europe orientale et des États-Unis, car qui conserve des étagères complètes des collections Arlequin de nos jours ? Betsalel les avait gardées. C’est ainsi que la Bibliothèque Medem s’est retrouvée à la tête d’un des plus beaux ensembles de shund-literatur au monde. Et aussi : Betsalel Frenkel a réparé ses livres avec du matériel de récupération. Les pages de garde sont renforcées par des extraits de journaux en arabe, des billets donnant droit à une place à la synagogue ashkénaze d’Alexandrie, tel compte-rendu du conseil d’administration de la même synagogue ou telle publicité en hébreu datant de la période Jaffaïte.

Je dîne avec une copine française, prof de yiddish à Mulhouse, puis je me rends chez Gil, à Jaffa. Il m’offre un cognac. Je dis :
   Je suis un nostalgique : à six ans, je crois que je regrettais le temps où j’avais quatre ans. Ici, je songe au temps où il n’y avait, dans les supermarchés, que deux marques de yaourts : Eshel et Gil. D’ailleurs, malgré la pléthore, je continue à n’acheter que des Eshel.
   Je suis aussi très nostalgique.
   Ah oui ?
Il me sourit :
   La musique classique !
En rentrant, je me perds dans Neve-Tsedek mais combien de temps peut-on s’égarer au dédale de ces rues ? La nuit est moite, mais le ciel est onctueux.