samedi 30 juillet 2011

Mercredi 30 juillet : le journaliste entre deux mondes


De temps en temps, dans les rues de Tel-Aviv, on voit passer une charrette tirée par un cheval : les chiffonniers arabes de Yafo vident une cave, récupèrent un vieux sommier. Sur le trottoir de la même rue, dans un café, des jeunes gens sirotent une boisson devant leur ordinateur portable. J’ai lu dans un guide que Tel-Aviv était une des dix villes du monde les plus en pointe dans le domaine des nouvelles technologies. Un café qui ne proposerait pas le wifi en libre accès serait certain de faire faillite. Où ces chevaux dorment-ils, dans quelle arrière-cour des quartiers pauvres de Yafo. Autre curiosité : comme les vitriers ambulants de Paris crient « vitrier » pour prévenir les clients potentiels, les chiffonniers arabes s’exclament « Altizakhène ». Il s’agit d’un mot yiddish que leurs ancêtres utilisaient au XIXe siècle : alte zakhn, vieilles choses. Mais le mot est entré dans la langue hébraïque, il a subi au passage une altération de l’accent tonique et nombre d’Israéliens seraient incapables de dire d’où il vient.

Nouveau rendez-vous avec Benny. Nous commentons sa traduction de ma nouvelle. Comment rendre le charme proustien de la chute : du côté des jeunes filles à la recherche de l’amour ? Impossible, car les traductions des titres de Proust ne sont pas littérales en hébreu. Vient ensuite l’interview. Benny me pose des questions sur mon rapport aux langues, mes sensations d’écrivain français à Tel-Aviv. Puis nous parlons de lui. Il ressemble à bon nombre de jeunes intellectuels de la ville : brun, un peu dégarni donc les cheveux coupés ras, circulant à vélo, habitant à proximité immédiate du boulevard Rothschild. Mais contrairement à nombre d’entre eux, on sent chez lui un décalage. Cela vient-il de son histoire ? Quand il était enfant, il habitait Tel-Aviv mais depuis, ses parents ont déménagé à Bnei-Brak, la banlieue ultra-orthodoxe où les synagogues, les yeshivoth et autres lieux d’enseignement de la Torah s’alignent le long des trottoirs, lieux d’étude de toutes sortes de cours hassidiques, Bratslav, Lubavitch, Satmar, Bobov, Karlin, et surtout yeshivot lituaniennes, dirigées par les tenants du judaïsme rabbinique traditionnel qui se sont violemment opposées au hassidisme dès son avènement au XVIIIe siècle. Benny m’a envoyé une photo de sa mère : elle porte perruque. Ses sœurs ont respectivement neuf et onze enfants. Benny vit avec un garçon, écrit des nouvelles et travaille dans le journal israélien considéré comme le représentant de la gauche intellectuelle. Jusque-là, la prouesse n’est pas si grande. Car contrairement aux idées reçues qui veulent que les milieux orthodoxes soient hermétiquement fermés, ceux qui en sortent, garçons ou filles, ne sont pas rares. Mais il est moins fréquent qu’ils parviennent à conserver des relations proches avec leur famille. Ces milieux ont perpétué la société juive traditionnelle, celle des petites bourgades juives d’Europe orientale et des mellahs d’Afrique du Nord, qui tenaient par la force du collectif : pour ne pas s’évanouir parmi les Gentils, il fallait se serrer les uns contre les autres. La cohésion du groupe assure la pérennité de la tribu, comme dans toute minorité. Celui qui montre le désir de sortir risque l’exclusion, et c’est ce qui arrive souvent à ces jeunes avides du grand monde : ils courent le risque de perdre tout lien avec leurs proches. Benny a trouvé une autre voie. Il passe un shabbath sur deux à Bnei-Brak dans sa famille. Il s’y rend à bicyclette, un trajet d’une vingtaine de minutes qui est comme franchir le Rubicon. On passe de la ville alanguie en bord de mer à l’océan du Talmud. Le samedi soir, après la cérémonie qui sépare le jour sacré des jours profanes, Benny enfourche sa bicyclette et s’en retourne à sa vie d’intellectuel tel-avivien. Il me dit qu’il m’emmènera un jour visiter la synagogue de son enfance, un peu délaissée, du côté de la rue Gordon.