dimanche 4 septembre 2011

Vendredi 5 septembre : retour à Tel-Aviv

 
Tel-Aviv m’aimante. Je m’empresse de rentrer et me retrouve dans l’appartement des débuts, à Neve-Tsedek. Une petite déprime m’occupe. Elle aura disparu dans deux jours, je le sais à présent.

À midi, à l’angle des rues Ahad-Haam et Betsalel Yafe, en sortant du Café noir, je lis un tag en hébreu, très joliment calligraphié : « La clôture de séparation est construite sur les corps d’enfants. Ahmad Mussa 1998-2008 ».

Jeudi 4 septembre : la Révolution aux heures de bureau


Cap sur le sud. Je passe voir Moumous dans son kibboutz à quinze kilomètres de Beer-Sheva. Notre amitié date d’il y a une quinzaine d’années, quand il venait faire des recherches à la Bibliothèque Medem pour son doctorat. Plus tard, il nous a prêté sa maison, nous avons connu son fils et ses petits-enfants qui vivent au kibboutz, et ses filles qui en sont parties. J’y retourne toujours avec une certaine émotion, comme si c’était un peu chez moi. Autre pincement au cœur : le retour au désert. Car Mishmar-hanegev (« La garde du Néguev ») est à la porte du désert. Chaque fois un peu moins désertique, gagné par la civilisation. Et chaque fois, ce kibboutz est un peu moins la communauté socialiste idéale des premiers temps. On a commencé, dans les années soixante-dix, par supprimer la maison d’enfants et permettre aux parents d’élever leur progéniture chez eux. Puis on a supprimé le salaire égal pour tous, la salle à manger communautaire le soir. On a séparé, en tant qu’entité juridique, le village et ses habitants des activités économiques, qu’elles soient agricoles, industrielles ou de service. Pour cette année, Moumous me dit que les deux repas du shabbat à la salle à manger ont été supprimés. De sorte qu’elle ne fonctionne plus qu’à midi les jours de semaine. Et le poste de secrétariat général du kibboutz, occupé ces dernières années par son fils Itsik, a valsé également. La fonction est prise en charge par un consultant extérieur. Mon cœur de nostalgique incurable se serre.
— Dans le temps, la Révolution ne pouvait pas arriver entre seize heures et dix-neuf heures car nous, les révolutionnaires, nous occupions de nos petits à la maison d’enfants. À présent, elle ne peut pas arriver en-dehors des heures de bureau ! Si j’ai un problème, je ne sais même plus à qui m’adresser.

Ce dernier bastion du socialisme s’effondre. Mishmar-hanegev gère une salle de réception pour mariages et autres réjouissances. Le panneau qui en indique la direction, à l’entrée du kibboutz, est assorti du logo de Coca-Cola.
Le soir tombe sur le Neguev, Moumous ouvre grand les fenêtres et la fraîcheur du désert pénètre dans la maison, aromatisée du jasmin qui grimpe sur sa pergola. Nous devisons, ses petits enfants entrent et sortent. Le patriarche fait plaisir à voir en sa demeure. Une époque se couche ce soir-là.
— Tu verras, la route est belle. Tu vas passer devant la ferme d’Arik Sharon. Dans le temps, nous l’empruntions pour aller chercher l’eau, car au début, nous n’en avions pas ici, nous l’apportions dans un camion-citerne. À l’époque, il s’agissait d’un chemin de terre.
 Je n’imagine pas comment vivre au milieu de ce désert sans eau courante ni climatisation, sans végétation. Un jour, Moumous m’avait décrit le climatiseur du désert : un linge mouillé que l’on pendait aux fenêtres. L’évaporation dégageait de la fraîcheur.
Je me mets en route, et comme à chaque fois, je me demande quand je reviendrai. Le chemin de terre est une belle route goudronnée, mais comme souvent en Israël, elle n’est pas éclairée, ce qui lui donne un charme fou. On voit des lueurs au loin. Kibboutz ? Moshav ? Quelles vies éclairent-elles ? Je passe devant la ferme d’Arik Sharon, mais son propriétaire végète dans le coma dans un hôpital de Jérusalem. J’arrive aux abords d’un autre kibboutz où a lieu le mariage auquel je suis invité. La nuit est tombée.

Une petite-cousine convole. Les grands-parents - une cousine de ma mère et son mari - parlent yiddish, ils sont nés en France dans les années 1930. Leurs filles ont grandi dans une ville de province, elles ont toutes les deux épousé des Israéliens nés au Maroc qu’elles ont ramenés un temps dans cette province. La cadette est venue la première s’installer à Beer-Sheva avec son mari, au milieu des années 1980. Lorsque j’étais en coopération à Jérusalem, j’allais parfois leur rendre visite pour passer le shabbath avec eux. C’est leur fille aînée, que j’ai connue bébé, qui se marie aujourd’hui. Il y a quinze ans, une fois la retraite arrivée, les grands-parents sont venus retrouver leur fille, et il y a huit ans, la fille aînée est venue à son tour. Toute la famille est là à présent.
Mais le sang ashkénaze s’est dilué dans deux générations de Marocains, des gens qui savent sacrément mieux perpétuer leurs traditions que les Polonais, de sorte que le mariage est typiquement israélo-marocain. J’y retrouve quelques membres de ma famille éloignée, dont Rami et Ruthy, son épouse. Lui, qui ne voit ces cousins lointains que dans de rares occasions, pensait venir à un mariage français. Je ne les lâche pas d’une semelle pendant toute la soirée. Rami regarde, ébahi, autour de lui et s’exclame régulièrement : « Je n’ai jamais vu un mariage pareil ». Le clinquant domine. Les femmes sont obèses très jeunes, outrageusement maquillées, avec des coiffures que certains qualifieraient d’improbables, elles portent des robes semblables à celles qui garnissent les vitrines de la rue Nahalat Benyamin, le Sentier de Tel-Aviv, et dont Anne-Sophie se demandait qui pouvait bien les porter, des dentelles, des froufrous, des couleurs vives. La cérémonie et la soirée sont entièrement filmées par une caméra montée sur une grue et le film passe en direct dans la salle du dîner sur des écrans géants. La musique, déchargée à plein tube par d’énormes enceintes, est exclusivement orientale, façon hébraïque, comme celle que les conducteurs de taxis collectifs vous font subir (quoique ces derniers temps, il y ait de plus en plus de Russes aux goûts musicaux plus discrets). Au milieu de la soirée, Rami se penche vers moi et me dit :
— Où est Fellini ?
Ruthy est plus indulgente : elle est née au Canada, elle a le sionisme et l’Ahavat Israel (l’amour du peuple juif) chevillés au corps. Elle dit également que c’est nouveau pour elle mais insiste sur la chaleur et la gaîté ambiantes. Quand Rami prend congé, je me penche vers lui et lui glisse : Tu connais la chanson Eyn li erets aheret (Je n’ai pas d’autre pays). Tu en as un second à présent.
La suite demain…