mercredi 21 septembre 2011

Dimanche 21 septembre : cette langue qui ne croit pas en elle-même


Yosl m’accueille comme un vieil ami, j’ai la même sensation à son égard.
— Assieds-toi. Qu’est-ce que j’avais mis de côté pour toi ? Ah, regarde cette photo : papa posant en Hamlet, avec un crâne, pour qui se prenait-il ? Et là, c’est à Swyder, dans la maison de campagne de Kacyzne, à côté de Varsovie. Lui, c’est Israel Joshua Singer.
— Je l’avais reconnu.
— Lui, je ne me souviens plus de son nom.
— Daniel Leybl ?
— … ? Mais pourquoi viens-tu me voir si tu sais déjà tout ? Mon père était secrétaire de l’Union des écrivains yiddish de Varsovie, tu le sais, ça ? Comment s’appelait son secrétaire… Oh, j’ai oublié.
Je montre quatre tableaux en cours d’exécution sur des chevalets disposés les uns à côté des autres.
— Vous peignez quatre œuvres à la fois ?
— Je prépare une exposition, pour le musée. Ce sont des râpes (ribayzn en yiddish), j’aime bien les râpes, pour râper les pommes, pour la compote. Ah, voilà, ça me revient, il s’appelait Ribayzn !
— Pardon ?
— Le secrétaire de mon père à Varsovie. Un drôle de nom… Alors tu as appris assez de choses sur papa ? Tu m’enverras ton livre quand il sera terminé ?
— Bien sûr, mais ce n’est pas pour tout de suite, et c’est en français.
— Oui, bon, je comprends un peu le français, j’ai passé un an à Paris. Quand j’y suis arrivé, en 1937, j’avais 16 ans. Je vivais chez un oncle, un frère de ma mère. Dans la poche intérieure de son costume, il tenait un petit carnet avec des photographies pornographiques. Je lui en ai volé une. Des prostituées, j’en avais vu plus qu’il ne fallait à Varsovie. Mais bon… Il vendait des chapeaux au marché de Versailles. Un jour, il m’a emmené et je suis allé visiter le palais. C’était tellement beau… En sortant, j’ai déchiré la photo.

Le téléphone sonne, son épouse. Ils parlent un mélange d’anglais et de yiddish.
— Elle t’embrasse. Alors tu embrasseras Shulem de ma part ?
— Bien sûr.
— Je t’ai offert une litho ?
— Vous m’avez couvert de cadeaux la dernière fois.
— Oh, je ne me souviens déjà plus. Ah, le yiddish… Ça fait du bien de parler avec toi. Tu connais le Juif qui parle, qui parle… Il parle pendant des heures et à la fin il dit : « Et finalement, peut-être pas ». C’est ce que j’aime dans le yiddish : cette langue qui ne croit pas en elle-même.
Nous nous embrassons. Que dit-on à un homme de quatre-vingt-sept ans quand on quitte son pays et que l’on ne sait pas quand on reviendra ? Merci.

Pour me rendre à l’université, j’attends l’autobus 25 place Yitzhak Rabin, anciennement Place des rois d’Israël. Je dépasse le mémorial :
À cet endroit, le 4 novembre 1995, le premier ministre Yitzhak Rabin a été assassiné alors qu’il agissait pour la paix.

J’achète le journal. En titre : le kibboutz des combattants des ghettos, créé après la guerre par des survivants des ghettos, et le musée qui y est attaché ont décidé de lever le boycott à l’égard de l’Allemagne qu’ils ont toujours respecté. Aucun membre ne s’est rend en Allemagne, aucun hôte allemand n’a été reçu au kibboutz, aucun produit allemand n’y est entré. Quand l’ambassadeur d’Allemagne en Israël a voulu visiter le musée, il l’a fait à titre personnel, et non ès qualité. Une page se tourne dans l’histoire de ce pays.

Sur le campus, la température est clémente, rien à voir avec la chaleur écrasante du mois d’août. Je vais lire la fin d’un livre que j’avais repéré à la bibliothèque, quelques réflexions d’Uri-Tsvi à une de ses amies, datant des années 1940, dont celle-ci :
— Qu’il est triste et misérable d’être poète par chez nous. Le judaïsme est comme l’utérus d’une prostituée. Je n’ai pas d’autre expression, c’est celle qui me vient.

En sortant, je tombe sur une affiche :

Gisha — Centre de surveillance
de la liberté de mouvement

Les étudiants derrière la barrière
Études, travail, loyers, check point à l’entrée, check point à la sortie, famine et blocus
Venez vous informer sur la vie des étudiants à Gaza et en Cisjordanie.

La suite demain…