mardi 12 juillet 2011

Samedi 12 juillet : la montée vers Jérusalem

  
Plusieurs personnes m’ont proposé de les retrouver pour la soirée de vendredi, qui est le milieu du week-end ici, comme notre samedi soir. Quand je leur ai dit que j’étais invité à dîner à Jérusalem, ils ne m’ont pas compris. Quand j'ai ajouté que je ne pouvais même pas les retrouver dans un bar sur le coup d’une heure du matin car je dormais à Jérusalem, la consternation fut à son comble : il ne viendrait à l’idée de personne de faire une telle chose, il faut être Français pour cela. Mais sans voiture, rentrer de Jérusalem à Tel-Aviv le shabbath relève du parcours du combattant. Car Jérusalem est régie par un statu quo entre religieux et non-religieux interdisant un certain nombre de choses autorisées dans le reste du pays. Par exemple, les restaurants doivent y payer une taxe supplémentaire pour rester ouverts le vendredi soir et le samedi. Car Jérusalem charrie son lot de sainteté. Cela lui vaut aujourd’hui d’avoir un maire ultra-orthodoxe qui, dit-on, va pêcher sa politique auprès de son rabbi.
Plus la journée d’hier avançait, moins j’avais envie de me rendre à Jérusalem, m’extirper de l’ambiance de Tel-Aviv. J’avais prévu d’y partir tôt pour continuer la lecture des lettres d’Uri-Zvi à Melekh, le conservateur me garde les boîtes d’une fois sur l’autre. J’y ai finalement renoncé, j’ai préféré travailler chez moi, puis aller lire le journal du week-end à la plage, piquer une tête, puis une autre, faire durer le plaisir, retarder mon départ jusqu’à la dernière minute et prendre le taxi collectif à  trois heures de l’après-midi. Quand je suis arrivé à Jérusalem, à quatre heures alors que le shabbath rentrait sur les coups de sept heures, la ville était quasi morte. Les derniers cafés du centre-ville fermaient. Il n’y avait plus d’autobus. Je suis allé à pied jusque chez le professeur de yiddish du Jewish Theological Seminary de New York qui m’avait très gentiment invité. Je suis passé par le couvent de Ratisbonne, la somptueuse bâtisse du XIXe siècle sise en plein cœur de Jérusalem ouest où j’ai effectué mon service national de Coopération il y a vingt-deux ans. Je suis entré dans le jardin du couvent, très ému : que de temps passé, que de chemin parcouru, s’il fallait le refaire, referais-je le même ? Choisit-on sa vie, la manière avec laquelle l’on se détache de la maison natale, choisit-on de quitter le chemin qui semble tracé, une carrière dans l’administration des entreprises pour la direction d’une bibliothèque yiddish et l’écriture de romans ? Quand j’ai fait ces choix, peut-être n’étais-je pas tout à fait présent. Ils se sont faits à mon insu. Une force invisible m’y a poussé, comme une main dans mon dos qui me chassait d’un monde vers un autre. Ce chemin a été pavé d’inquiétude, d’angoisse immense, d’effroi. Les moments importants de ma vie qui n’ont pas été accompagnés de fortes angoisses voire de décompensations violentes sont mon mariage et la naissance de mes enfants. J’ai pris ces décisions comme des évidences. Pour mon mariage, j’ai commencé une psychanalyse, la même semaine. On dit souvent que ces thérapies incitent à changer de vie. Je me disais alors : je me marie et je commence une psychanalyse, et peut-être que quand je serai en passe de la terminer, je divorcerai. Je suis toujours marié, et toujours en psychanalyse. Avant de partir pour cet été boulevard Rothschild, j’ai dit à Anne-Sophie que ce séjour serait une charnière. Entre quoi et quoi ?

J’ai contourné le couvent de Ratisbonne et ai découvert le lotissement dont on m’avait parlé (j’avais un peu travaillé sur ce projet lors de ma coopération) : les pères de Sion ont conclu un bail emphytéotique pour cent ans — plutôt que de vendre, car le Vatican interdit de céder le moindre centimètre carré de Terre Sainte — avec un promoteur immobilier israélien qui a construit un immeuble considérable en place du grand parc à l’arrière-couvent. Cette construction est une profanation. Ce jardin n’était pas très entretenu, rien à voir avec certains cloîtres magnifiques, c’était juste une grande étendue bordée de quelques arbres, il y faisait très chaud en été de sorte que personne ne s’y rendait, mais je le voyais de la fenêtre de mon bureau. J’avais même dessiné au stylo-bille cette belle fenêtre en bois datant de la construction du bâtiment et son espagnolette d’époque, avec les gros barreaux de fer et la vue sur le parc. Ce petit dessin est resté longtemps au-dessus de ma table de travail à Paris, comme le souvenir du temps merveilleux que j’avais passé à Jérusalem. Et puis mes fils ont grandi, l’immobilier parisien s’est mis à grimper et nous n’avons pas pu déménager. Nous avons fait des travaux pour créer une chambre à la place de mon bureau et j’ai rangé la fenêtre du couvent de Ratisbonne dans un tiroir, mais je l’ai toujours, je l’aurai toujours devant les yeux.

J’ai continué mon chemin par les rues du quartier cossu de Rehavia et ses belles maisons Bauhaus recouvertes de pierre de Jérusalem, là où la bourgeoisie réfugiée d’Allemagne avait élu domicile dans les années 1930. Le professeur de yiddish habite à deux pas de la rue Hapalmach où je résidais en 1985, encore de merveilleux souvenirs, qu’est-ce qu’on a pu rire dans cet appartement que je partageais avec d’autres francophones, et qu’est-ce qu’on a pu se tenir chaud entre jeunes gens venus seuls à Jérusalem, sans famille, à une période de notre vie où tout était à faire mais nous n’en avions pas conscience, pas la possibilité non plus, nous n’étions pas prêts à faire notre vie.


Je suis reparti vers neuf heures du matin de chez le professeur après une nuit d’angoisse. Allez savoir pourquoi… Ça ne prévient pas, ça arrive, dit Barbara. L’office de quatre-vingt-dix minutes à la synagogue, le discours d’un rabbin anglo-saxon qui parlait de « A miracle in the City of  Jerusalem » toutes les trois phrases comme un prédicateur baptiste, la paix de Jérusalem le vendredi soir et les groupes qui se croisent au retour de la synagogue, le dîner — pas inintéressant au demeurant — où je dois faire attention de ne pas éteindre la lumière en sortant des toilettes car les maîtres de maison ne touchent pas à la lumière le samedi, tout m’a angoissé. Mes hôtes n’étaient pas en cause, ils étaient adorables. La pratique religieuse, j’ai l’habitude : nous avons des amis, des cousins qui n’allument pas la lumière. Alors quoi ? En sortant, j’ai téléphoné à Aline, nous avons pris le petit-déjeuner ensemble dans un des rares cafés ouverts, j’avais comme une sensation de survivants qui se retrouvaient dans ce lieu, des gens qui viennent là pour se prouver qu’ils existent. Jérusalem devient de plus en plus religieuse. Il fut un temps où cela ne me dérangeait pas. Est-ce l’air de Tel-Aviv qui me monte à la tête ? Il fut un temps où « Jérusalem était une ville folle où je me sentais follement bien », je l’ai écrit dans Fugue à Leipzig. Je m’y suis senti follement mal ce samedi, malgré son climat qui est celui qui me convient le mieux au monde, chaud et sec, frais le soir ; malgré la couleur du soleil sur la pierre de Judée et la cime des cyprès se détachant sur le ciel bleu. Sur le coup de midi, j’ai repris un taxi collectif pour Tel-Aviv. J’avais oublié ce détail : les autobus s’arrêtent mais les shirouth fonctionnent, sept jours sur sept. J’aurais pu en prendre un hier soir après le dîner et retrouver mes amis dans un bar sur le coup d’une heure du matin, pendant que mes hôtes américains auraient attendu pour s’endormir que la minuterie de shabbath se déclenche et fasse le noir chez eux. Je n’ai pas attendu la minuterie, je n’ai même pas demandé s’il y en avait une : j’ai éteint la lumière dans ma chambre avant de dormir. Il me fallait cette petite profanation, preuve d’existence.
La suite demain…