mercredi 7 septembre 2011

Dimanche 7 septembre : l'érotisme torride de la tong


En vivant seul dans un pays chaud, on finit par être à poil tout le temps. Tout d’abord chez soi, bien évidemment. Je passe mon été nu, un état que j’avais fini par oublier, tant la vie de famille, la présence des enfants surtout, vous contraignent à vous vêtir. Dans la rue, les gens ne sont guère plus habillés. Tel-Aviv n’est pas Jérusalem, elle en est même le contraire : quasiment pas de religieux ici pour porter costumes noirs et chapeaux de même couleur, perruques et toutes sortes de couvre-chef féminin (si l’on peut qualifier comme tels ces réticules qui semblent renfermer de suspectes matières pendantes), corsages aux manches longues et jupes qui ne le sont pas moins. À Tel-Aviv, le corps s’approche le plus qu’il peut de son état de nature, à se demander où est passée la philosophie juive du monde, qui consiste justement à mettre la nature à bonne distance : d’où par exemple le fait de manger casher, pour faire rentrer les mondes animal et végétal dans des catégories de l’esprit. À Tel-Aviv, les corps s’exposent, les cuisses des femmes, les bras des hommes. Ce sont sans doute ces derniers qui s’exposent le plus, les épaules sont mises en valeur par des débardeurs à la surface textile minimale. Les pieds sont également objets de vitrine : la tong de mes années d’enfance fait un retour en force et occupe largement le terrain. On la trouve à 20 shekels la paire (quatre euros) au Shuk-hakarmel, le marché de la ville. Je n’en avais jamais porté. Je détestais cela quand j’étais petit, vulgaire car en plastique, j’avais toujours des sandales en cuir. Ou plutôt : je faisais mine de ne pas aimer car mes parents les trouvaient vulgaires. Et puis, il y a quelques années, je me suis mis à leur attribuer un pouvoir érotique certain : mettant en valeur le pied à merveille, elles sont la plus petite unité de chaussant qui sépare l’homme de la terre, un caoutchouc de deux centimètres d’épaisseur capable de se comprimer à l’extrême pour rapprocher Adam (l’homme) de Adama (la terre). Je ne m’étais jamais autorisé à m’en acheter une paire, mais j’avais décidé, avant de partir pour Tel-Aviv, que le moment était venu. J’ai néanmoins retardé le passage à l’acte : j’avais glissé dans ma valise d’antiques sandales en cuir en fin de carrière, mauvaises imitations de la marque Birkenstock ; et je les ai portées pendant le premier mois de mon séjour. J’ai dû attendre l’arrivée d’Anne-Sophie pour m’autoriser cet acte irraisonné : un matin que nous descendions à la mer, à la lisière du Shuk-hakarmel, juste avant de tourner à droite pour éviter les allées bondées du marché aux légumes et leur préférer les charmantes venelles du quartier de Kerem-hatemanim (La Treille des Yéménites), j’ai jeté mon dévolu sur une paire de tongs noires. Et je dois dire une chose : ces obscurs objets de mon désir me comblent. Je les porte avec un bonheur qui doit se voir sur mon visage, elles sont un des signes de la liberté que je ressens ici, je me sens rajeunir. Un jour que j’avais oublié de les enlever pour aller boire le thé avec lui, Benny m’a dit : Kol-hakavod lakafkafim (bravo pour les tongs), car j’ai oublié de préciser que cet à peine chaussant se nomme kafkaf en hébreu. Un de mes amis parisiens les appelle keud-keud mais peu importe l’onomatopée. J’étais gêné, pris en flagrant délit de libre disposition de mon corps mais je craignais qu’il prît cet accoutrement comme une concession à l’air ambiant, en plein mois d’août alors que tous les touristes français du bord de mer portaient les mêmes (à ce détail près qu’ils préfèrent le modèle affublé d’un drapeau d’Israël alors que les miennes sont marquées de celui du Brésil), j’avais envie de le détromper, de lui dire combien j’étais loin de cette disposition d’esprit, mais Benny est un taiseux, il s’exprime à peu de mots et toute tentative de justification aurait nécessité plusieurs phrases ; je me suis contenté de dire :
   Lefi-daati, ze meod eroti (je trouve cela très érotique).
   C’est pourquoi je te félicite.
Oh, je ne porte pas qu’elles, j’alterne. Car je n’ai pas oublié que je venais de Paris. Il y a les vêtements de jour et ceux du soir, les silhouettes décontractées et celles comme il faut, même si ma valise ne contient pas plus de huit chemises et polos, trois pantalons et un bermuda façon empire colonial anglais sur ses derniers feux.

Vivre dans une ville où la limite entre l’intérieur et l’extérieur est ténue ne fait pas partie du quotidien du Parisien. Paris est une ville dans laquelle l’on vit fenêtres fermées, le froid, le bruit. Rares sont les appartements qui possèdent un balcon, une terrasse et ne parlons pas de jardin. Ici, les balcons sont fréquents. Les trois appartements par lesquels je suis passé en sont pourvus, sans vis-à-vis, quoique l’idée d’être vu nu par les voisins ne m’ait jamais dérangé, bien au contraire. Et donc, ici, je vis nu. Je dors nu, je me lève nu le matin, j’écris nu, je téléphone nu et le samedi, j’entends nu les chants qui viennent de la synagogue yéménite voisine. J’avais oublié le sentiment de mon propre corps qui découle de vivre sans robe de chambre. On dit en yiddish Odem naket, nu comme Adam, avant qu’il ait goûté de l’arbre de la connaissance, avant qu’il ait pris conscience de sa nudité et son entrée dans l’Histoire. Je suis donc ici, nu, anhistorique, en état de naïveté, occupé seulement de mon propre corps. Se lever le matin et entrer dans la douche sans aucune transition, sans ce rituel du déshabillage, est une sensation intense. Quitter son ordinateur quelques instants pour aller faire ses besoins sans devoir baisser un quelconque sous-vêtement renvoie aux temps les plus primitifs, ça fait fonctionner quelque chose du côté des zones les plus archaïques du cerveau. Alors bien sûr, pour être un vrai Tel-Avivien, il conviendrait encore que je sois fier de mon corps, et que je m’exclame « sababa » en toute circonstance. Mais cela, c’est une autre histoire.