vendredi 1 juillet 2011

Mardi 1er juillet : Melekh, Uri-Zvi et Peretz



Rendez-vous avec Bella à la gare routière pour monter à Jérusalem. Elle se rend à l’Université hébraïque, je vais à la Bibliothèque nationale. Dans l’autobus, tout en mâchant du chou-fleur cru au programme de son régime amégrissant, Bella raconte :
— Je suis comme un condensé de l’histoire juive du XXe siècle. Mon père est né en Pologne. Ses premières œuvres en yiddish sont publiées à Lodz peu avant la Deuxième Guerre mondiale. Il est ensuite interné au ghetto de Lodz où il participe aux activités clandestines des écrivains yiddish. Avant d’être déporté à Auschwitz, ses manuscrits sont enterrés dans le ghetto et certains d’entre eux seront retrouvés après la Libération. Il survit à Auschwitz et à quelques camps de travail, passe par un hôpital à Bergen-Belsen puis est accueilli à Stockholm.
La mère de Bella est née dans un famille très religieuse de Transylvanie, alors austro-hongroise puis roumaine entre les deux guerres. Elle est déportée à Auschwitz et se retrouve aussi à Stockholm après la guerre. Le père entre en contact avec Max Weinreich, le directeur du Yivo, la grande institution yiddish de New York. Weinreich facilite son immigration aux États-Unis, avec le souci d’attirer des cadres aptes d’en faire la nouvelle capitale de la culture yiddish après la destruction des Juifs d’Europe, la disparition de Varshe, de Vilne et de tout le réseau de shtetls qui couvrait l’Europe centrale et orientale et qui faisait de cette partie du continent un royaume juif.
Bella étudie à la Yeshivah University de New York et vient pour une année d’étude à Jérusalem. Elle se marie avec un homme qui est né dans un camp de personnes déplacées, un de ces DP Camps où l’on a installé les Juifs et quelques autres qui ne voulaient ou ne pouvaient pas retourner chez eux, en attendant quoi en faire. Ses parents ont tenté d’immigrer en Palestine en 1946, à un moment où le gouvernement de Sa Majesté limitait au maximum l’immigration des Juifs sur cette terre placée sous mandat britannique. Il refoulait les bateaux d’immigrants et en parqua un certain nombre à Chypre, dans des camps, ce qui fut le cas du couple et de leur enfant. Au moment de l’indépendance d’Israël, les immigrants purent accoster. Le mari de Bella habite ensuite avec ses parents à Petah-Tikvah (la Porte de l’espoir), une ville pas très jolie à proximité de Tel-Aviv (les noms des localités israéliennes sont trompeurs : une des villes les plus laides du pays s’appelle Nes Tsiyona, le miracle de Sion). Le père est employé dans les champs, et pendant qu’il fait son travail, il entend les balles arabes siffler au-dessus de sa tête. À présent, Bella est veuve, elle a deux enfants à New York et un troisième au service militaire en Israël, une cousine à Los Angeles et sans doute encore quelques autres proches à Sydney, Bruxelles et Toronto dont elle ne parle pas ce jour-là.
À la Bibliothèque nationale, je demande les archives de Melekh et d’Uri-Zvi. Ma romance avec Uri-Zvi ne date pas d’hier. Quand j’ai découvert ses poèmes yiddish, il y a une vingtaine d’années dans le séminaire de littérature de Rachel Ertel, je tremblais. Cela est arrivé deux fois dans ma vie : en lisant Notre-Dame des Fleurs de Jean Genet, et Au Royaume de la croix d’Uri-Zvi. Quand j’ai dû choisir un sujet de doctorat, j’ai voulu travailler sur son œuvre. Mon professeur de l’Université hébraïque m’en a dissuadé, car Uri-Zvi est un auteur bilingue, hébreu/yiddish, et il trouvait que je n’étais pas le mieux armé pour ce sujet. J’ai suivi son conseil mais Uri-Zvi ne m’a jamais quitté. J’y ai pensé toutes ces années. Il m’a rattrapé : j’écris un roman dont il est l’un des personnages. Les deux autres sont Melekh et Peretz.
Uri-Zvi et Melekh sont tous les deux nés en Galicie orientale, dans des bourgades autour de Lemberg, Lviv de nos jours. À leur naissance, la province fait partie de l’Empire des Habsbourg. Après la Première Guerre mondiale, suite au Traité de Versailles, elle est rattachée à la toute nouvelle République de Pologne. Uri-Zvi est le descendant d’une lignée hassidique mais il a rasé sa barbe et ses papillotes depuis une bonne dizaine d’années. Melekh est issu d’une famille petite bourgeoise en cours d’assimilation linguistique : on parle allemand et polonais à la maison mais yiddish avec les grands-parents. Ils se rencontrent une première fois autour de 1912 à Lemberg, dans les cercles des écrivains yiddish et hébraïques qui se réunissent au café. Ensuite, Melekh, qui est employé de banque, quitte Lemberg pour Vienne. Uri-Zvi s’éloigne du monde hassidique et ils sont tous les deux enrôlés dans l’armée austro-hongroise où ils voient, comme tous les jeunes de leur génération, des horreurs, surtout Uri-Zvi, sur le front de Serbie, Melekh ne passe qu’un jour au combat avant d’être blessé. Lorsque Uri-Zvi retourne à Lemberg après la guerre, il échappe de justesse, avec ses parents et ses sœurs, à un pogrom perpétré par des Polonais le 22 novembre 1918 : alors qu’il est aligné contre le mur avec sa famille, prêt à être fusillé, un chef donne l’ordre de baisser les armes, un miracle.
Les deux se retrouvent à Varsovie au début des années 1920, jeunes poètes d’avant-garde, Melekh en yiddish, Uri-Zvi en yiddish et en hébreu. Ils rencontrent Peretz qui vient d’Ukraine. En 1922, Uri-Zvi fait paraître une revue à la pointe de l’expressionnisme, Albatros. Le numéro deux est interdit par la censure : le fils du rabbin hassidique est accusé de blasphème envers la religion catholique et le Christ. Uri-Zvi part pour Berlin, il y habite Fasanenstraße 48. La rue abrite aujourd'hui la Literaturhaus, un superbe bâtiment d’avant-guerre avec une véranda. À Berlin, il rencontre des écrivains allemands d’avant-garde. Ces milieux étaient juifs pour la plupart, mais ils ne connaissaient pas le yiddish, ils parlaient l’allemand. Uri-Zvi connaît l’allemand : il est originaire de Galicie, une ancienne province autrichienne. Il se lie d’amitié avec la poétesse Else Lasker-Schüller qui l’appelle Mein bester Freund von Aschkenas.
Uri-Zvi publie le numéro 3-4 d’Albatros, un grand format doté d’une superbe couverture constructiviste, rouge sang. À la Bibliothèque Medem, nous en conservons un exemplaire qui fait la jalousie de nombreuses bibliothèques. Il en envoie un exemplaire à Melekh, qui ne répond pas. Que se passe-t-il ? Uri-Zvi renvoie un exemplaire, puis un autre, jusqu’à dix. Aucune réponse. Il adresse des courriers hargneux, il traite son ami de Roshe merushe, méchant irrécupérable. Il lui dit qu’il l’aime mais qu’il ne reçoit qu’ingratitude en retour. Ces lettres sont bouleversantes, écrites de Berlin, sur papier à en-tête de la revue Albatros, dix ans avant que l’Allemagne ne bascule dans la bestialité. Elles montrent un être dans toute son humanité. Du fait de son engagement politique ultérieur, à l’extrême droite de l’échiquier politique israélien, du fait qu’il est devenu l’imprécateur de toute une nation, j’avais l’image d’un homme méchant. Mais ces lettres révèlent tout le contraire : un être mû par la recherche de l’amour, parti en croisade contre le mensonge.

Le soir, je dîne avec Aline. Sa situation m’avait donné l’idée de La Promesse d’Oslo : une FIV à cinquante ans, même si elle n’est pas ultra-orthodoxe comme l’héroïne du roman. La fiction est ainsi faite : pétrie de réalité, mais trafiquée, tordue, moulée autrement. Aline élève ses jumeaux seule et force mon admiration. Elle vit dans l’inquiétude :
— Et si je suis hospitalisée, qui s’occupera des petits ? Et si je meurs ?
— Si tu dois aller à l’hôpital, tu nous appelles et on t’envoie des sous pour payer une nounou.
Je la sens (un peu) rassurée. Mais elle est restée la même : toujours souriante, se moquant d’elle-même en permanence et annonçant les pires catastrophes dans un éclat de rire.