dimanche 28 août 2011

Jeudi 28 août 2008 : le chien qui regardait la télévision en russe


Visite à David, le fils de Peretz, à Or Yehuda (La lumière de Judée) en banlieue de Tel-Aviv. Benny m’a prévenu que le lieu présentait peu d’intérêt : les seules curiosités sont les gargotes irakiennes qui servent de délicieux koubés.
David est né à Moscou en 1938. Il est écrivain de langue russe. Il me reçoit dans une grande maison en pagaille. Au rez-de-chaussée, une gros téléviseur est branché sur une chaîne russe sans personne devant pour la regarder, si ce n’est un boxer qui s’est mis à aboyer à mon arrivée et ne cesse de me faire la fête, heureux de ce peu d’animation qui vient troubler une journée entière devant la télévision. Au premier, l’hôte frappe à une porte, une tête de femme apparaît avec laquelle il échange quelques mots en russe. Nous arrivons sous le toit, dans une grande pièce, le bureau de l’écrivain, ou plutôt un sanctuaire dédié à ses propres œuvres et à son père. Il dit au chien, en russe, de se calmer. Partout, des bustes, des portraits, des reproductions présentant le visage de Peretz. Il faut dire qu’il remporte la palme du plus bel écrivain yiddish, et pourrait concourir pour celle du plus bel homme. Je reconnais l’un des bustes, un moulage en plâtre : il a été effectué par la demi-sœur de David, que Peretz a eue d’une première femme en Ukraine en 1930. Olga habite Kiev. Elle était venue à la Bibliothèque Medem il y a une quinzaine d’années et nous avait offert un autre exemplaire de ce buste.
Avant de me proposer de m’asseoir sur un fauteuil face à lui, il le dégage d’un pantalon froissé et d’un sous-vêtement déjà porté. Sur la table s’amoncèlent des livres et des papiers.
David n’est pas aussi beau que son père. À soixante-dix ans, le teint rougi par la vodka, le contraste est saisissant avec les images de Peretz quand il avait vingt ans. Peretz a été assassiné le 12 août 1952 sur ordre de Staline, il avait cinquante-sept ans mais on le montre en général avant son installation définitive en Union soviétique, en 1926.
— Que faisait votre grand-père ?
— Melamed, instituteur religieux pour enfants en bas âge.
— Comment s’appelait-il ?
— David ?
— Comment se fait-il que votre frère aîné s’appelait Simon et que c’est vous, le cadet, qui portez le nom du grand-père ?
— Parce que le grand-père n’était pas encore mort quand Simon est né.
J’aurais dû y penser tout seul.
— Combien de frères et sœurs avait votre père ?
— Quatre sœurs et un frère.
— Pourquoi a-t-il quitté la Russie en 1921 ?
— À l’époque, il pensait qu’il n’y avait pas de place pour un écrivain yiddish en Russie. Il a cru qu’à Varsovie, ce serait autre chose. Mais il a vite déchanté. Il est venu en Palestine, en 1923, en même temps que son ami Uri-Tsvi, qui est resté. Ce dernier a changé de langue, il a arrêté d’écrire en yiddish et n’a plus écrit qu’en hébreu.
— Votre père ne pouvait pas écrire en hébreu ?
— Il n’avait qu’un pays : la langue yiddish.
— Pourquoi est-il retourné en Union soviétique en 1926.
— Des écoles yiddish ouvraient, des organes de presse, des universités. Le yiddish avait été déclaré langue officielle de la nationalité juive de l’Union.
— Était-il communiste convaincu ?
Il rit.
— Il était tout sauf communiste. Révolutionnaire, oui, mais en littérature.
— A-t-il eu envie de quitter le pays, plus tard ?
— Oui, une lettre envoyée à Melekh à la fin des années 1920 le prouve, mais on ne l’a plus laissé partir.
— S’occupait-il beaucoup de ses enfants ?
— Pas le genre.
— Quelles relations entretenait-il avec les autres écrivains yiddish d’Union soviétique ?
— Il détestait Itsik Fefer. Fefer était un agent du KGB. Des écrivains venaient chez nous, à Moscou, et parlaient yiddish toute la soirée.
— Et vous n’avez pas appris la langue avec toutes ces soirées ?
— Je ne suis pas doué en langue.
À l’entendre parler un hébreu approximatif après trente-six ans dans le pays, j’aurais dû m’en douter.
Ils habitaient rue Gorki, une rue centrale de Moscou, dans un immeuble où logeait la Nomenklatura. L’écrivain russe Alexei Tolstoï habitait l’étage au-dessus. En 1938, Peretz reçoit le prix Lénine. On lui dit alors qu’il n’a pas le choix : un prix Lénine doit présenter sa candidature pour rentrer au parti communiste. Peretz est accepté en 1942. Il est arrêté en 1949, assassiné en 1952 avec la fine fleur de la culture yiddish d’Union soviétique. David, Simon et leur mère sont envoyés en exil au Khazakstan, dans une bourgade où quatre-vingt dix pour cent de la population est constituée d’exilés qui ne savent pas ce qu’ils ont fait de mal. En fait, ils n’ont rien fait de mal.
Les trois sont réhabilités quelques années plus tard. Ils récupèrent une pièce, puis deux de leur appartement, et y vivent jusqu’à ce qu’ils obtiennent l’autorisation d’émigrer, en 1972. Simon se fixe à Genève, David et sa mère à Tel-Aviv. Esther habite toujours avec son fils, sous nos pieds dans un petit appartement du rez-de-chaussée de la maison, mais je n’ose pas demander à la rencontrer.

Entendre appeler « papa » l’auteur de Di kupe, l’un des chefs-d’œuvre de la poésie yiddish, me donne des frissons.
— Vous reste-t-il des archives ?
— J’ai tout donné au département d’études sur l’Europe orientale de l’Université de Tel-Aviv.
— Comment les avez-vous sorties d’Union soviétique ?
— Nous les gardions dans une cachette secrète dans l’appartement à Moscou, et dans les années 1960, je me suis arrangé avec un employé de l’ambassade d’Israël. Il les a fait sortir et je les ai récupérées à mon arrivée ici.

Nous nous quittons. Je suis un peu ivre de cette rencontre. Un taxi m’attend. J’en oublie d’aller manger une soupe de koubé. Le chauffeur est russe, il parle à peine l’hébreu et me dit :
— La personne qui a commandé le taxi était russe, n’est-ce pas ?
— Il s’agit de David, le fils de Peretz Markish.
— …
— Le grand poète yiddish.
— Connais pas.