lundi 12 septembre 2011

Vendredi 12 septembre : franchir la ligne


En me réveillant, je n’envisageais pas de passer la journée à Tel-Aviv, puis la soirée seul, et encore la journée de demain. Je n’ai jamais aimé les week-ends, cela me vient d’un lundi de Pâque à Béthune quand j’avais dix-sept ans, une ville morte, ambiance à la Il était une fois dans l’Ouest.
Levé à huit heures, parti à neuf, destination : la Palestine. Je n’ai pas beaucoup cherché pour savoir comment on se rend directement de Tel-Aviv à Ramallah, je ne suis pas certain que cela soit possible. J’ai décidé de passer par Jérusalem. Quand on arrive par la route n°1, un panneau annonce à l’entrée de la ville : « Jérusalem unifiée ». Il ne s’agit pas d’une affiche de propagande mais d’une publicité pour la mutuelle d’assurance sociale « unifiée ». La réclame utilise le slogan en cours depuis 1967, lorsque le 28 Iyar (29 mai), la ville a été déclarée réunifiée par les autorités israéliennes. Depuis, à cette date est célébré le jour de Jérusalem censé réaffirmer cette unité.
Je n’ai pas connu Berlin avant le 9 novembre 1989, mais j’ai rarement vu une ville aussi peu entière que Jérusalem : il ne viendrait à l’esprit d’aucun Arabe d’aller habiter dans un quartier juif, et quand un Juif s’installe dans un quartier arabe, sa maison est protégée par l’armée. Le passant qui va de l’ouest à l’est passe tout simplement d’un monde à l’autre que plus rien ne relie. Il n’y a guère que le quartier de la French Hill où quelques Arabes vivent parmi les Juifs, mais ce ne sont pas des Arabes de Jérusalem, ils viennent d’autres lieux du pays.
Arrivé à Jérusalem, je prends la rue Etiopia jusqu’au quartier ultra-orthodoxe de Mea Shéarim. Une rue en pente débouche ensuite sur ce qui était avant 1967 la ligne de démarcation entre Jérusalem-Ouest, israélienne, et Jérusalem-Est administrée par la Jordanie. Dans les années 1980, alors que la ligne était tombée en 1967, après la guerre des Six-Jours, je me souviens que le no man’s land se distinguait encore, car les lieux n’étaient pas bâtis. À présent, il a été remplacé par une voie express qui le matérialise encore davantage, car sa traversée à pied est un petit parcours du combattant.

Passé cette voie express, longé la station-service appelée Mandelbaum, du nom de la Porte Mandelbaum qui permettait à des délégations de l’ONU et quelques diplomates de passer d’une partie à l’autre de Jérusalem entre 1948 et 1967, on arrive dans une rue où des minibus déchargent des foules d’Arabes, hommes en kefiehs et femmes tête couverte. On m’indique un taxi collectif, le numéro 18.
— Vous allez à Ramallah ?
— Je vous dépose au check point. Ensuite, il faut continuer à pied et de l’autre côté, prendre un taxi jaune.
Je suis le seul passager. Le chauffeur se presse de retourner au check point pour revenir à plein, car l’attraction du jour est la prière du vendredi à la mosquée El-Aqsa, troisième lieu saint de l’Islam.
Nous roulons, et croisons des dizaines d’autobus pleins. Nous traversons le quartier de French Hill, puis, à droite, Pisgat Zeev, une implantation juive considérée comme illégale par le droit international, mais la plupart des habitants de Jérusalem vous riraient au nez si vous parliez de cette banlieue comme faisant partie des territoires occupés. À droite, le faubourg arabe de Beith Hanina. Entre les deux, la route, comme une frontière. Passés ces deux quartiers, nous longeons le fameux mur que l’on voit sur tous les écrans de télévision du monde et dans tous les journaux occidentaux. Les officiels Israéliens le nomment « la clôture de séparation » ou la « clôture de sécurité », et les Arabes et les médias français l’appelent « le mur de séparation ». Il est un peu mur et un peu clôture. Entre Beth Hanina et le check point pour Ramallah, il s’agit d’un vrai mur comme sur les photos des magazines : environ huit mètres de haut, coiffé d’une impressionnante guirlande de fil barbelé. On se sent petit et impuissant à sa base.
Nous arrivons au check point. Le conducteur m’indique dans quelle direction marcher. Je suis une autre personne, je veux dire que je la suis, pour le dédoublement de personnalité, on verra une autre fois, les occasions ne manquent pas. J’emprunte un tourniquet, un deuxième, de ces dispositifs qui, comme pour sortir du métro, ne permettent pas de faire le chemin dans l’autre sens. Je me rends soudain compte que je suis de « l’autre côté » (en araméen, l’autre côté, sitra ahra, signifie le Diable), sans avoir eu affaire à aucun soldat, garde-frontière ni policier israélien.
À ma droite, des centaines de Palestiniens attendent de pouvoir passer le check point pour entrer du côté israélien (j’écris « du côté israélien » mais en réalité, la route du check point à Jérusalem se situe encore dans les territoires occupés ; les autorités israéliennes l’ont annexé de facto). Nous nous trouvons dans un no man’s land. Après deux cents mètres, je parviens à la fin de cette « terre sans homme » qui grouille de monde, et passe une barrière gardée par des soldats. Je continue jusqu’aux fameux taxis jaunes, en fait une pagaille noire de toutes sortes de véhicules de transport en commun. Il n’y a aucune voiture particulière puisque les Palestiniens ne peuvent pas passer avec leur propre véhicule. Je monte dans un minibus, le chauffeur crie à la cantonade « Ramallah, Ramallah » (bien prononcer les deux l mouillés) pour attirer le chaland, on attend qu’il se remplisse, j’aide une vieille dame à monter qui me bénit en arabe, me dit shukran, shukran et m’offre un bonbon à la menthe. Plus personne ne parle anglais, et je n’ose pas parler hébreu. Sur la route, on passe devant une enseigne : « Optics Nassif », c’est le nom de ma cousine Sarah, dont le père est chrétien libanais, un autre de mes liens au Moyen-Orient. On me débarque dans Ramallah, ville morte le vendredi. Je me promène. La ville ressemble à Jérusalem-est : les mêmes belles maisons de l’eutre-deux-guerres, en pierre de Judée, avec leurs délicates vérandas de verre et d’acier. Les mêmes maisons car à l’époque, Jérusalem et Ramallah étaient deux villes dinstantes de quinze kilomètres dans un territoire sans État administré par la couronne britannique.
J’arrive dans un quartier où quelques commerces sont ouverts, les femmes n’y sont pas voilées, j’entends les cloches d’une église : le quartier chrétien. J’entre dans une papeterie, je parle anglais avec la vendeuse, elle porte une croix en pendentif.
— La ville est très calme car c’est vendredi et Ramadan. D’habitude, c’est animé, il y a des voitures partout et beaucoup de bruit.
Je visite deux églises, l’une catholique et l’autre grecque orthodoxe. Devant une troisième, une foule sort après un enterrement, les gens font la queue pour présenter leurs condoléances, et ensuite, chacun reçoit un petit gobelet contenant une préparation culinaire. Je commande un falafel et un coca-cola : 1,20 euro. À Tel-Aviv ou Jérusalem, le coca-cola seul coûte ce prix.
Après cette petite promenade, je repars. Taxi jaune, check point. Un muezzin appelle à la prière, puis crache un discours sur un ton agressif dans ses haut-parleurs, dommage que je comprenne pas. Devant la barrière qui précède le No man’s land, quelques centaines de personnes prient, debout, puis à genoux et à nouveau debout. Une dizaine de photographes les matraquent et trois soldats les tiennent en joue avec leur fusil automatique. Je me dépêche de passer pour arriver au contrôle avant eux. J’emprunte un chemin grillagé qui rappelle les dispositifs pour faire entrer les lions sur la piste d’un cirque. À ma gauche, des bancs presque à perte de vue, sous un haut-vent, sont disposés pour que les gens puissent s’asseoir en attendant d’être contrôlés mais, à cette heure-ci, devant moi, seulement cinq Palestiniens attendent le contrôle. Trois femmes sont refoulées, elles repartent furieuses. Pour quelle raison ? Où voulaient-elles se rendre ? On dit qu’Israël assure le libre accès à tous les lieux saints, n’est-ce pas la preuve du contraire ? Pour quelle raison de sécurité empêche-t-on ces femmes d’accéder à la Mosquée ?

Vient mon tour. Derrière la vitre blindée, deux soldats et une soldate rient, ils ont l’air de se raconter une bonne blague, ils me regardent à peine, je montre mon passeport français à travers la vitre, le soldat me fait signe de passer : je ne l’ai même pas ouvert, ce pourrait être celui d’un autre. Manifestement, je n’ai pas la tête d’un palestinien prêt à mourir en martyr. Pas le look d’un terroriste, diraient les soldats. Taxi collectif, retour à Jérusalem-Est, la porte de Damas qui donne accès à la vieille ville est noire de monde, des milliers de personnes sortent de l’esplanade des mosquées et, je suppose, s’apprêtent à reprendre les taxis pour Ramallah et autres villes des territoires occupés. J’essaie de progresser à contre-courant dans la vieille ville : la foule déferle de partout, sous l’œil de soldats en arme. Mais combien de gens peut accueillir cette esplanade ? J’ai l’impression que toute la Palestine a défilé sous mes yeux, femmes tête converte, hommes portant un petit tapis de prière sur l’épaule. Je renonce à l’esplanade qui est de toute façon fermée aux touristes le vendredi. J’espérais retrouver cette rue d’où, par une fenêtre dans un mur d’enceinte, on découvre cet endroit si paisible et la mosquée du Roc au dôme d’or, un bijou architectural, sans nul doute le plus beau monument de Jérusalem, peut-être est-ce la raison pour laquelle quelques Juifs extrêmistes rêvent de le plastiquer, par jalousie, pour y reconstruire le Temple de Jérusalem que l’on nomme dans la prière « la maison de prière de toutes les nations » mais qui risquerait bien d’être l’exemple parfait du mauvais goût américano-israélien, construit avec des dons provenant de Shelly et Dorothy Goldstein de Miami Beach et telle chanteuse célèbrissime de Beverly Hills.
La suite après-demain…