mardi 30 août 2011

Samedi 30 août 2008 : où le narrateur rencontre un garçon qui a tiré pour de vrai


Anne-Sophie m’envoie un lien vers un article du Monde : « En Israël, les recherches se poursuivent pour retrouver le corps de Rose ». J’ai vaguement entendu cette histoire aux informations mais, ayant une passion restreinte pour les faits-divers, n’y ai pas prêté attention. J’ai sans doute tort : un romancier devrait toujours rester en éveil.

Dîner hier soir chez Adina. Autour de la table, deux éditeurs et leurs épouses. La conversation tourne autour de livres et d’édition. À un moment, Hanan, mon voisin de droite, parle des jeux auxquels il jouait avec son frère quand il était petit.
—Vous  ne pouvez pas savoir combien de fois nous avons revécu tous les deux la Guerre d’indépendance. Il faut dire qu’on nous l’enseignait en long et en large à l’école. On utilisait une couverture pour confectionner notre retranchement, et on tirait, tatatatatac ! Nous avons procédé au moins cinq fois à la prise de Castel.
— Vous n’aviez pas de petits soldats, comme nous en France ? J’en possédais une armée entière.
— On n’en avait pas besoin : nous étions les héros du jeu, c’était formidable.

Nous parlons de bons restaurants, des vieux Kaffee-Konditorei de Tel-Aviv fréquentés par des yekes, des Juifs allemands d’un autre temps, qui se raréfient.
Adina :
— Dans le temps, la rehov (rue) Ben-Yehuda était appelée rehov Ben-Yehuda-Straße.

De Yehudit, le salon de thé hongrois du Gan ha’ir, le jardin de ville, où les serveurs sont habillés comme ceux de Budapest, en pantalon noir et chemise blanche. À Tel-Aviv, la chemise est beaucoup plus froissée.
— On y attend toujours des heures.
— Le serveur vous dit que c’est son collègue qui s’occupe de votre rang, et vice-versa.
— Mais les beignets y sont délicieux à Hanouccah.
— Le problème, c’est qu’ils vous les apportent à Pourim.

Quelqu’un évoque le film Valse avec Bachir, projeté dans les cinémas de la ville. Je l’ai vu avec Anne-Sophie il y a quelques semaines : il traite de la guerre en général, la guerre du Liban et le massacre de Sabra et Chatila. Un film d’animation qui est en fait un documentaire : les personnages qui y sont montrés sont réels. Je le réalise en en parlant avec les convives, car contrairement aux autres, je ne connais pas les personnages, je ne suis pas d’ici.
— Jamais personne, depuis que je vis dans ce pays, ne m’a parlé de ce qu’il a fait dans l’armée, encore moins pendant la guerre du Liban. Il a fallu presque trente ans pour que les langues commencent à se  délier.
Hanan n’a pas fait l’armée : il a été réformé contre son gré. Quant à moi, au lieu du service militaire, j’ai passé dix-huit mois à Jérusalem à administrer un institut chrétien d’études juives dans un couvent.
— Un des moments très forts du film, c’est quand on voit les jeunes soldats tirer sans réfléchir.
Ilay, à ma droite, intervient :
— Mais c’est bon de tirer, c’est un kif.
Les regards se tournent vers le seul à avoir fait le service militaire, puis, pendant quinze ans, des périodes de réserve de deux à trois semaines par an.
— J’ai été incorporé en 1988, au moment de la première Intifada. J’ai beaucoup été à Gaza, à l’époque. La première Intifada, c’était surtout des gamins qui jetaient des pierres. Dit comme cela, ça a l’air cool. Sababa. Mais c’était des avalanches de caillasses, qui pouvaient être très meurtrières, des morceaux énormes parfois, ou des blocs qui vous tombaient dessus d’une fenêtre. Nous étions en tension permanente. J’ai vu des soldats faire des choses pendant cette période. J’ai vraiment vu des gens faire des choses, et je peux vous dire que ça peut arriver à tout le monde. Enfin, non, peut-être pas à tout le monde, mais à beaucoup de gens.
— De faire quoi ?
— De franchir la limite. Ça peut arriver à beaucoup de gens, et on ne sait pas à l’avance à qui cela peut arriver.
Pendant un instant, je me demande si je vais lui poser la question. Je l’observe : il a envie de raconter mais il s’interroge en miroir : ont-ils envie d’entendre ?
Du bout des lèvres :
— Quel genre de choses.
— Des choses.
— Par exemple ?
— Par exemple brancher les fils d’un téléphone de campagne sur les testicules d’un Palestinien. J’ai vu des gens faire ça, je n’aurais pas imaginé avant qu’ils en étaient capables. Moi, j’étais infirmier, donc je n’étais pas en première ligne. Je me souviens : un jour, un Palestinien était à terre, blessé, derrière une jeep. Nous nous sommes éloignés quelques instants pour faire je ne sais plus quoi, et quand nous sommes revenus, le Palestinien gisait toujours, mais la tête éclatée : le conducteur de la jeep avait reculé et lui avait roulé dessus.
— Volontairement ?
— Oui. Pourquoi ? Exaspéré, peut-être, de ces pierres dont nous étions la cible presque en permanence.
— D’autres cas ?
— Il faut comprendre : on te dit que tu vas consacrer trois ans de ta vie à l’armée alors que tu as dix-huit ans. C’est long, trois ans. On t’entraîne. On te donne une arme que tu n’as pas le droit de quitter. Tu dors avec dans ton sac de couchage. Elle est ta compagne de tous les instants, tu fais corps avec elle. Et pendant deux ans et demi, il ne se passe rien. Pas de guerre. On t’entraîne pour quelque chose qui n’arrive pas. Tu fais des marches interminables, sous quarante degrés, tu manges une nourriture infâme, tu fais des sacrifices pour rien. Tu es un gamin, dix-huit, vingt ans. Et puis tout-à-coup, tu as une raison de tirer, alors tu tires.
Hanan :
— On dit que Tsahal est une des armées qui utilisent le plus de balles.
— Sur cent, une seule balle atteint un but. Les autres se perdent dans la nature. On nous apprend cela, c’est pourquoi on tire beaucoup.
— La centième touche le but.
— J’ai aussi servi au Liban, dans la bande de sécurité qu’Israël avait constituée pour protéger les populations de Galilée de l’ennemi venu du nord. Nous avions capturé deux terroristes. Nous les gardions, attachés, en attendant les ordres. Un soldat est arrivé. Il va voir les prisonniers et il revient : « Ils n’ont pas l’air très frais, vous leur avez donné à boire ? » Nous nous sommes regardés : nous n’y avions pas pensé. Le type nous a disputés : « Mais enfin, vous avez quoi dans la tête ? Il faut les nourrir, leur donner à boire au moins toutes les deux heures ». Il y est allé, leur a parlé en arabe. Pour nous, c’était juste des ennemis.
— Il parlait arabe ?
— Oui, c’était un type simple, Marocain, ou Kurde. Nous étions des Ashkénazes, de Tel-Aviv, des gens évolués. Mais l’événement qui m’a le plus frappé… je vous l’ai dit : je n’ai pas fait la guerre comme dans Valse avec Bachir… j’ai été très peu confronté à l’ennemi, juste de toutes petites fois, des individus isolés. Je n’ai pas connu les grandes offensives où ça va si vite que l’on n’a même pas le temps de réfléchir. Un de mes copains était au Liban : il a tué par erreur un de ses camarades. Un peu plus tard, il est mort.
— Il s’est suicidé ?
— Je ne crois pas. Mais on dit qu’il n’a pas fait grand-chose pour se protéger.
Ilay reprend son souffle et revient à sa propre histoire :
— C’était à la frontière libanaise, à nouveau. Deux terroristes avaient voulu s’infiltrer, et avaient été descendus. Une équipe est arrivée pour examiner les corps avant qu’ils soient évacués. Il fallait d’abord s’assurer qu’ils n’étaient pas bardés d’explosifs, et prendre des relevés, je ne sais pas quoi exactement. Mais ceux qui font cela sont des gens très formés. Ils étaient deux. Ils ont fait leur travail, et ensuite, l’un a demandé à l’autre de le photographier devant le cadavre d’un des terroristes. J’hallucinais. Et là, je suis intervenu et je lui ai dit qu’il ne pouvait pas faire ça. Il s’est abstenu. C’était une des premières fois que je voyais un cadavre, mais ce n’est pas le cadavre qui m’a dégoûté. Ce qui m’a marqué pour toujours, c’est l’attitude de ce soldat qui voulait se faire photographier comme devant la dépouille d’un lion dans un safari.
— Il t’arrive de faire des cauchemars, comme dans Valse avec Bachir ?
— Pas vraiment. Une seule fois : nous étions à la frontière syrienne. Deux types s’étaient infiltrés. Nous, les soldats, les prenions en chasse. Mais le pire est arrivé quand je me suis réveillé : j’avais un bon souvenir de ce rêve. Le suspens, la tension. C’était un kif, ce rêve.
— Que sont devenus les deux infiltrés ?
— On a fini par les trouver, on les a abattus.

Concours de circonstances (ou signe des temps) : Moshik m’a conseillé d’aller voir, à la Cinémathèque, le nouveau film d’Avi Mugrabi, Z32. J’y vais ce matin, après le petit déjeuner. L’histoire d’un jeune soldat qui a participé à l’assassinat de deux policiers palestiniens, en représailles de la liquidation de six soldats israéliens par des Palestiniens. Le problème : les deux Palestiniens assassinés n’étaient pas ceux qui avaient tué. Il s’agissait d’un acte de pure vengeance collective, commandité par le chef de ce jeune soldat et de ses camarades de brigade. Le film est constitué en partie d’un dialogue entre ce garçon et sa petite-amie. Il lui demande de lui pardonner, mais la jeune fille, qui vient d’apprendre ce que son ami a fait, est encore consternée par la nouvelle. Elle ne peut rien dire.
Les jeunes gens apparaissent masqués de différentes manières, c’est aussi un des sujets du film : comment montrer sans se montrer. Comment témoigner sans risquer la vengeance, ou d’être trainé devant les tribunaux internationaux pour crime de guerre.
Avi Mugrabi se met en scène dans le film. Il chante, accompagné par un orchestre de chambre : « Ma femme me dit que ce n’est pas un sujet pour un film, pourquoi faire rentrer dans notre salon ce qui est arrivé dans un non-lieu ? »
La suite demain… 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire