vendredi 5 août 2011

Mardi 5 août : je vous parle d'un temps…


 La grande Cécile arrive aujourd’hui. Elle vouvoie Manuel, son amant. Pour me moquer d’eux, parfois, je dis :
— Manuel, reprendrez-vous du gâteau ?

Nous nous sommes connus le premier soir de notre intégration à L’ESSEC. Nous habitions des appartements contigus, elle fille de la grande bourgeoise catholique de la capitale, moi petit provincial de la petite bourgeoise métissée. Nous avons été très amis pendant nos études. Nous aimions la littérature. Après la sortie de l’École, nous nous sommes perdus de vue et dix ans plus tard, elle a cherché mon nom dans l’annuaire et a appelé. Entre-temps, j’avais commencé à écrire. Elle avait publié deux romans. La littérature a facilité les retrouvailles. Avant la publication de mon premier roman, elle m’a fait comprendre pourquoi mon manuscrit précédent n’était pas publiable, et j’ai saisi, grâce à sa bienveillance, ce que signifiait ce mot : écrire. Depuis, nous nous voyons, nous écrivons, nous nous soutenons. Mais notre histoire fondatrice se situe à la fin de notre première année d’école. Cécile m’avait proposé d’effectuer notre stage ouvrier dans un kibboutz. C’est elle qui m’a amené la première fois dans ce pays qui m’est rentré dans la chair. Nous étions partis avec une de ses amies d’enfance et un autre garçon de l’ESSEC, un drôle de type. Les trois grands bourgeois parisiens ont regardé le pays avec leurs lunettes de touristes, Cécile n’a pas ménagé ses critiques, souvent justifiées, et Jean-René ses remarques consternantes (je me souviens que le dernier jour, après avoir été mangé par les moustiques pendant tout le mois, il avait dit : « avant de partir, je tuerai un Juif et un moustique »). Et moi, j’étais dans l’émotion de la découverte de ce pays qui ne m’était pas totalement étranger, quelque chose de violent remontait de mon insconscient, mon subconscient, mes gènes, comment dire ? Et ces trois-là ont fonctionné en contraste : je me suis senti juif parmi eux. C’était le début du chemin qui ne s’est pas arrêté depuis.
Nous sommes partis quelques semaines après le déclenchement par Menahem Begin de la Guerre du Liban. Mon père s’opposait à mon départ sur l’air de « on ne va pas faire du tourisme dans un pays en guerre ». Je me suis obstiné. J’avais rendez-vous avec Cécile au buffet de la gare de Lausanne pour prendre le train pour Brindisi puis le bateau pour la Grèce et Israël. Mes parents m’ont amené à Evian. Mon père m’a avoué plus tard qu’en me voyant m’éloigner sur les eaux du Léman, après trois semaines de joute sur l’air de partira-partira pas, il s’est dit : « Mon Dieu, si tu l’attires dans ton pays, c’est bien pour quelque chose ».
Vingt-six ans et treize livres (sept pour elle et six pour moi) plus tard, Cécile débarque avec son compagnon ashkénaze.

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