dimanche 31 juillet 2011

Jeudi 31 juillet : sous son aile, que peut-il arriver ?

Appel de Rami, un cousin lointain mais proche par le cœur. Notre lien remonte à la Pologne, Nowe Miasto nad Pilica, une petite bourgade entre Lodz et Varsovie, qui existe toujours mais sans notre famille. Nous l’avons reçue en partage. Rami est comme un grand frère. Je l'ai rencontré pour la première fois dans les années 1970, il était de passage en France et avait participé au repas de la sortie de Yom-Kippour chez ma tante. J'ai gardé un très vague souvenir de cette rencontre, il parlait à peine le français, je ne parlais pas l'hébreu, et à l'époque, Israël ne m'intéressait pour ainsi dire pas, je ne m'autorisais pas encore.
Notre vrai rencontre date du temps où j'étais coopérant à Jérusalem. Il habitait Haïfa, il vivait avec une Française, son français s'était amélioré et je commençais à pas trop mal me débrouiller en hébreu. C'est là qu'il m'a pris sous son aile. Nos échanges étaient moins retenus qu’avec mon propre frère. Il était très protecteur avec moi, il m'appelait souvent pour savoir si tout allait bien, je venais le voir à Haïfa. Ensuite, il a déménagé à Jérusalem, nous nous sommes vus encore plus. Et quand je suis retourné un an à Jérusalem, pour commencer ma thèse de littérature yiddish, au moment de la première guerre du Golfe, nous nous sommes beaucoup vus.
Il est toujours aussi protecteur avec moi. Je l’aime aussi pour ça. Souvent j’ai dit que ce dont je rêvais dans la vie, c’était que mon grand frère me prenne dans ses bras. Rami me protège, m’enveloppe.

samedi 30 juillet 2011

Mercredi 30 juillet : le journaliste entre deux mondes


De temps en temps, dans les rues de Tel-Aviv, on voit passer une charrette tirée par un cheval : les chiffonniers arabes de Yafo vident une cave, récupèrent un vieux sommier. Sur le trottoir de la même rue, dans un café, des jeunes gens sirotent une boisson devant leur ordinateur portable. J’ai lu dans un guide que Tel-Aviv était une des dix villes du monde les plus en pointe dans le domaine des nouvelles technologies. Un café qui ne proposerait pas le wifi en libre accès serait certain de faire faillite. Où ces chevaux dorment-ils, dans quelle arrière-cour des quartiers pauvres de Yafo. Autre curiosité : comme les vitriers ambulants de Paris crient « vitrier » pour prévenir les clients potentiels, les chiffonniers arabes s’exclament « Altizakhène ». Il s’agit d’un mot yiddish que leurs ancêtres utilisaient au XIXe siècle : alte zakhn, vieilles choses. Mais le mot est entré dans la langue hébraïque, il a subi au passage une altération de l’accent tonique et nombre d’Israéliens seraient incapables de dire d’où il vient.

Nouveau rendez-vous avec Benny. Nous commentons sa traduction de ma nouvelle. Comment rendre le charme proustien de la chute : du côté des jeunes filles à la recherche de l’amour ? Impossible, car les traductions des titres de Proust ne sont pas littérales en hébreu. Vient ensuite l’interview. Benny me pose des questions sur mon rapport aux langues, mes sensations d’écrivain français à Tel-Aviv. Puis nous parlons de lui. Il ressemble à bon nombre de jeunes intellectuels de la ville : brun, un peu dégarni donc les cheveux coupés ras, circulant à vélo, habitant à proximité immédiate du boulevard Rothschild. Mais contrairement à nombre d’entre eux, on sent chez lui un décalage. Cela vient-il de son histoire ? Quand il était enfant, il habitait Tel-Aviv mais depuis, ses parents ont déménagé à Bnei-Brak, la banlieue ultra-orthodoxe où les synagogues, les yeshivoth et autres lieux d’enseignement de la Torah s’alignent le long des trottoirs, lieux d’étude de toutes sortes de cours hassidiques, Bratslav, Lubavitch, Satmar, Bobov, Karlin, et surtout yeshivot lituaniennes, dirigées par les tenants du judaïsme rabbinique traditionnel qui se sont violemment opposées au hassidisme dès son avènement au XVIIIe siècle. Benny m’a envoyé une photo de sa mère : elle porte perruque. Ses sœurs ont respectivement neuf et onze enfants. Benny vit avec un garçon, écrit des nouvelles et travaille dans le journal israélien considéré comme le représentant de la gauche intellectuelle. Jusque-là, la prouesse n’est pas si grande. Car contrairement aux idées reçues qui veulent que les milieux orthodoxes soient hermétiquement fermés, ceux qui en sortent, garçons ou filles, ne sont pas rares. Mais il est moins fréquent qu’ils parviennent à conserver des relations proches avec leur famille. Ces milieux ont perpétué la société juive traditionnelle, celle des petites bourgades juives d’Europe orientale et des mellahs d’Afrique du Nord, qui tenaient par la force du collectif : pour ne pas s’évanouir parmi les Gentils, il fallait se serrer les uns contre les autres. La cohésion du groupe assure la pérennité de la tribu, comme dans toute minorité. Celui qui montre le désir de sortir risque l’exclusion, et c’est ce qui arrive souvent à ces jeunes avides du grand monde : ils courent le risque de perdre tout lien avec leurs proches. Benny a trouvé une autre voie. Il passe un shabbath sur deux à Bnei-Brak dans sa famille. Il s’y rend à bicyclette, un trajet d’une vingtaine de minutes qui est comme franchir le Rubicon. On passe de la ville alanguie en bord de mer à l’océan du Talmud. Le samedi soir, après la cérémonie qui sépare le jour sacré des jours profanes, Benny enfourche sa bicyclette et s’en retourne à sa vie d’intellectuel tel-avivien. Il me dit qu’il m’emmènera un jour visiter la synagogue de son enfance, un peu délaissée, du côté de la rue Gordon.

vendredi 29 juillet 2011

Mardi 29 juillet : et Kafka, alors ?


Visite au Musée de la Diaspora avec les enfants. Je n’y étais pas allé depuis 1991. On m’avait prévenu que la scénographie n’avait pas évolué depuis la création de l’établissement. Les personnes qui l’ont visité récemment ont toutes loué la salle consacrée aux maquettes des synagogues du monde entier, censée présenter la diversité de la culture juive et les influences des sociétés locales sur celle-ci. Les maquettes sont superbes et c’est sans doute, là aussi, ce que mes enfants ont préféré. Le reste du musée est décevant. La visite commence par une présentation des fêtes juives. Les enfants, très au fait du rituel et du calendrier, n’ont strictement rien appris. Mais pour celui qui n’y connaît rien, les cartels ne proposent aucune explication autre que le nom des fêtes. Le reste du parcours est du même acabit. La reconstitution d’une conversation entre un noble polonais et son intendant juif chargé de collecter l’impôt auprès de ses sujets est une caricature grossière. Dans la portion consacrée à la création, la déception tourne à la consternation. Une grande frise présente l’évolution des différents arts dans l’histoire juive. Je me penche en particulier sur la littérature. À la période moderne et contemporaine, il n’est question que d’auteurs hébraïques, Tchernikhovski, Shlonski, Gnesin, Brener, Alterman. Rien sur la littérature yiddish, même Sholem-Aleykhem n’est pas cité. Le seul auteur bilingue nommé est Bialik, pour son œuvre hébraïque évidemment. Quant aux littératures dans d’autres langues, rien non plus : Heine, Kafka, Tuwim, connais pas. Et pourtant, le lieu s’appelle le Musée de la Diaspora, diaspora dont la seule existence est sa soif irrépressible de Sion, manifestement. On se pince.

jeudi 28 juillet 2011

Lundi 28 juillet : ce Bachar El-Assad, quelle élégance !

 Je commence à m’habituer à la présence d’Anne-Sophie et des enfants. J’avais besoin d’intégrer le fait qu’ils n’étaient pas une contrainte, que chacun peut garder sa dose d’indépendance. Je me sentais une responsabilité de leur présence ici.


Le supplément magazine de Haaretz se prend pour Paris Match : des photos pleine page du président syrien et de sa somptueuse épouse. Moshik m’a raconté la passion de sa grand-mère, née à Damas et vivant dans la nostalgie de son Eldorado natal, pour Bachar El-Assad. Elle le trouve beau, distingué, intelligent, charismatique. SMS à Moshik : J’espère que tu as gardé le supplément de Haaretz pour ta grand-mère. Il me répond illico : Avade (évidemment en yiddish). Il a beau être cent pour cent sépharade (mais avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son niveau culturel, on le prend pour un ashkénaze. À chaque pays ses préjugés : en Israël « sépharade cultivé » passe pour un oxymore), il a suivi l’an dernier le stage d’été de yiddish de l’université de Tel-Aviv. Et ce cours lui a donné l’envie d’apprendre son yiddish à lui : l’arabe damascène.
— Mon père et ma grand-mère se parlent en arabe depuis que je suis né, mais je ne comprends pas un mot.
— Pourquoi ?
— La force de l’idéologie sioniste : pour être un vrai Cananéen, il ne fallait parler qu’hébreu.
— Des gens, placés dans une situation similaire, comprennent le yiddish, le français ou l’anglais, au moins les conversations domestiques.
— L’arabe est la langue de l’ennemi, nous ne pouvions pas l'apprendre, c'était impossible dans l'Israël de mon enfance.

mercredi 27 juillet 2011

Dimanche 27 juillet : où Uri-Zvi découvre la Palestine


J’ai passé le plus clair de la journée dans l’obscurité, dans la salle des manuscrits de la Bibliothèque nationale, en compagnie de ces défunts pourtant si vivants. Je suis dans ma « chambre à soi ». Cela me prend du temps car ces archives manuscrites ne peuvent être photocopiées, je transcris entièrement celles qui m’intéressent. Ces courriers sont écrits en yiddish, en caractères hébraïques donc, et je les reproduis en transcription latine sur mon ordinateur, non pas que celui-ci n’accepte pas les caractères hébraïques, mais cela me prendrait un temps fou de les écrire en yiddish, je suis plus véloce sur un clavier latin. Quand j’écris des poèmes en yiddish ou d’autres textes, quand j’édite la revue Gilgulim, je travaille en caractères hébraïques, bien entendu. Souvent, quand j’ai un coup de déprime, je tape en yiddish sur mon ordinateur, je copie des poèmes de Sutzkever ou de Glatshteyn, et cette activité de moine médiéval, de copiste de Torah, me requinque.
On ne sais jamais ce que l’on va dénicher dans des archives. J’espérais trouver une trace de l’arrivée d’Uri-Zvi en Palestine en novembre 1923. Dans une précédente boîte, j’étais tombé sur son billet de bateau, qui l’avait mené de Trieste à Jaffa. Mais je ne savais rien de son état d’esprit quand il a découvert la réalité de la vie du yishouv, la communauté juive de Palestine. Aujourd’hui, j’ai trouvé : une lettre magnifique datée du 8 Marcheshvan 5685, 18 octobre 1924, Uri-Zvi est depuis moins d’un an en Palestine. Il écrit à Melekh, resté en Pologne, qu’il accuse d’être un ennemi de Sion et de la langue hébraïque :
(…) Vous marchez sur la tête. Vous peignez les nuages. Vous n’avez pas de maison. J’ai une terre sainte semée de villages juifs, de routes juives, et tout ce que l’on peut voir là-bas, en Pologne, chez les Goyim. Nous avons notre propre lumière électrique. J’ai plaisir à regarder la pluie tomber. Car nous portons tous sur nos épaules cette terre que nous avons semée. Sais-tu ce que cela signifie, mon cher, pour un Juif et pour un poète juif en particulier de prendre un bateau pour la ville de Jaffa et de fouler sa propre terre ? Il ne s’agit pas de tergiverser. Oui, non ? Il s’agit d’une vérité, notre sang, notre chair. Que puis-je te dire ? Si tu étais à mes côtés, tu t’épanouirais, car je sais combien ton corps et ton esprit piaffent comme de jeunes taureaux en attente d’une réalité juive, d’un petit bout de terre juive. Sais-tu ce que le mot Emek signifie ? Sais-tu ce que cela nous fait quand nous prononçons ces paroles : In Emek, dans la vallée ? Il y a ici ce qui nous a manqué partout où nous avons séjourné, les pays où vivent les Slaves. Il y a ici ce que les Slaves possèdent et que nous n’avons pas. En Pologne, notre esprit est comme du papier sur du papier ; des lettres d’imprimerie. Ici, la terre est l’esprit. Une grande, très grande Jérusalem, même pour une poétesse non juive comme Selma Lagerlof. Fais tout ce que tu peux pour venir. Tel que je te connais, tu aimeras la Terre d’Israël. Tu verras des lettres juives sur les panneaux indicateurs. Des lettres juives, notre alef-beth n’est pas profané, ici. Viens, et vois. Ne reste pas en Pologne, à écrire tes blasphèmes. Nous ne pourrons pas rester en Pologne. C’est impossible. La Pologne sera notre Golgotha. Pour les poètes yiddish, la terre slave est une malédiction. Combien de temps allez-vous encore secouer vos troncs à aumône sur lesquels il est écrit « la charité sauve de la mort » ? Je t’écris cela car je sais combien l’intranquillité t’habite et combien ton sang brûle à la recherche de yidishkayt. (…) Crois-moi : je souffre d’avoir dû vous quitter, Peretz et toi. Si vous étiez à mes côtés, qui sait quel chant nous entonnerions !!

En fin d’après-midi, j’ai rendez-vous avec Anne-Sophie et les enfants dans les jardins de Beith Ticho, un restaurant installé dans la maison d’une peintresse de l’entre-deux-guerre, un des lieux que je préfère à Jérusalem, malgré la clientèle, beaucoup de francophones style « Jérusalem », hommes et femmes la tête couverte d’un engouement nouveau et souvent aveugle pour la religion.

Cher Gilles
Benny Tsifer a lu ta nouvelle, qui lui a plu. Il pense qu’elle peut être publiée dans le supplément de Rosh-hashana du journal. Il m’a demandé de la traduire et de l’accompagner d’une interview de toi. Mon cousin Benjamin n’est pas facile à traduire, j’aurai besoin de ton aide.

À bientôt,
Benny

Je suis content. Je suis fier.

mardi 26 juillet 2011

Samedi 26 juillet : Palais de mémoire


Moshik a trouvé, tracé avec le doigt dans la couche de poussière de la vitre arrière de sa voiture : « Baise-moi, je mouille et désespère ». Un autre jour, il a eu droit à : « J’aimerais que ma femme soit aussi sale que ta voiture ».

Depuis mon arrivée, j’écoute les leçons d’Antoine Compagnon sur le site internet du Collège de France. Proust : mémoire de la littérature. Un enchantement d’intelligence et d’érudition. Tout cela porté par une prosodie extraordinaire. Chaque mot est pesé, chaque syllabe s’intègre à une rythmique qui souligne la pertinence du propos. Et quand le professeur cite l’écrivain, quand il se lance dans des lectures de paragraphes de La Recherche, l’ivresse est totale.
Antoine Compagnon parle de La Recherche comme d’un « palais de mémoire ». Voilà un titre pour mon roman : ce palais dans lequel Sulamita vit recluse et d’où elle distille les vies de Melekh, Peretz et Uri-Zvi.

lundi 25 juillet 2011

Vendredi 25 juillet : où le grand écrivain hébraïque parle yiddish avec le narrateur


Après la cérémonie à la mémoire de Bialik, hier, je me suis approché d’Aharon Appelfeld pour lui présenter mes hommages. Notre rencontre date d’il y a trois ans, quand nous l’avions invité à la Maison de la culture yiddish pour la sortie de son livre Histoire d’une vie. Mais comme nous ne faisons jamais les choses comme tout le monde, nous avions organisé une rencontre où il était en dialogue avec Rachel Ertel… en yiddish. La soirée avait fait une certaine sensation. Les représentants des services culturels de l’ambassade d’Israël s’en était émus : « quoi ! L’un des plus célèbres écrivains hébraïques vivants ne s’exprime pas en hébreu ? En anglais, passe encore, mais en yiddish ?! » J’avais réussi mon petit coup de malice. Appelfeld était ravi, lui qui avait tenu, à son arrivée en Israël à la fin des années 1940, à maîtriser cette langue qu’il avait seulement entendue, dans son enfance à Czernowitz, chez ses grands-parents. Il s’était alors rapproché d’un romancier rescapé, lui aussi, de la grande Catastrophe, Leyb Rokhman.
La veille de la rencontre, Anne-Sophie et moi avions organisé une petite réception en son honneur, à la maison. Et depuis, quand je suis en Israël, je vais lui rendre visite, et il me dit, quand il m’accueille, que je suis un des seuls avec lesquels il peut encore parler yiddish.
En cette fin d’après-midi, alors que le soleil se couchait sur le cimetière Trumpeldor et que la chaleur y était encore intense, à quelques mètres de la tombe de Bialik qui est considéré comme le poète national hébraïque mais dont le pays a oublié qu’il fut également un immense poète yiddish, Aharon Appelfeld et moi nous sommes à nouveau parlé en yiddish. Et c’était bon.

dimanche 24 juillet 2011

Jeudi 24 juillet : gouttes de sueur sur pierres brûlantes


Haïm-Nahman Bialik est mort à Vienne le 21 tamuz 5694 (4 juillet 1934) à l’âge de soixante et un an. Son corps fut rapatrié en Palestine et il fut enterré dans le petit cimetière de la rue Trumpeldor, le premier cimetière de Tel-Aviv, établi avant même la création de la ville. Aujourd’hui, pour le soixante-quatorzième anniversaire de sa disparition, une commémoration est organisée sur sa tombe. À sept heures du soir, le soleil ne tape plus sur la ville. Il fait encore chaud, il fait toujours chaud. Entre les tombes, il fait deux fois plus chaud qu’en dehors, car les pierres ont emmagasiné la chaleur du soleil toute la journée et la restituent après son coucher. Pendant la commémoration, je sens la sueur dégouliner le long de ma colonne vertébrale, jusqu’à baigner la raie de mes fesses. Devant moi, la robe d’Anne-Sophie boit sa sueur.
Ce cimetière est comme un condensé de l’histoire politique et culturelle du pays, un minuscule Père Lachaise. La tombe de Bialik est très sobre, comme le sont presque toujours les tombes juives : un gros bloc de pierre et seulement son nom écrit en grosses lettres, en hébreu. Collée à lui, feue son épouse Mania, plus petite, illustre bien ce que dit la Bible de Eve quand Dieu décide de la créer : ezer kenegdo, un auxiliaire à ses côtés. Autour, des pages entières d’histoire juive moderne se tournent : l’écrivain yiddish-hébreu-russe Shimon Frug, le leader sioniste A. D. Gordon, l’écrivain hébraïque, compère de Bialik, Y. Kh. Ravnitsky, le poète Shaul Tchernikhovsky, l’écrivain yiddish et hébraïque Zalman Shneur, Reuven Rubin, l’un des premiers peintres de la Tel-Aviv moderne dont la maison-musée se trouve rue Bialik, le penseur du sionisme spirituel Ahad Haam, et un peu plus loin Haim Arlozoroff, leader sioniste assassiné sur la plage de Tel-Aviv en 1933 (on a souvent accusé les sionistes révisionnistes de ce crime, mais une thèse récente évoque la jalousie de Joseph Goebbels car Arlozoroff avait eu une histoire d’amour avec Madame Goebbels avant qu’elle n’épouse le dignitaire nazi), Meir Dizengoff, le premier maire de la ville.
Aharon Appelfeld, invité cette année à prononcer le discours commémoratif, souligne que Bialik était un écrivain juif, pas seulement le poète national hébraïque. Il parle dans son bel hébreu, posé, avec son accent allemand de Bukovine, Appelfeld est un homme doux. Lui succède une jeune poétesse, Sarah Blau. Elle prend un ton d’une agressivité incroyable pour dire combien Bialik était un grand poète, puis elle récite deux poèmes de lui dont « Après ma mort ». Le ton est toujours agressif. Je repense à ce que dit Dory : lire ce poème en hébreu moderne en casse la prosodie. Sarah Blau en donne un exemple criant. Appelfeld, qui a considéré à son arrivée dans le pays qu’il ne pourrait devenir écrivain hébraïque s’il ne connaissait ni le yiddish ni la Guemarah, n’aurait pas récité Bialik de cette manière. Il a une autre musique dans la tête : la mélodie de ceux qui sont d’ici et d’ailleurs en même temps. Comme Bialik l’était. Sarah Blau n’est que d’ici.

Après ma mort, vous direz de moi :
« Il y avait un homme — et voyez : il n’est plus ;
Avant son heure cet homme est mort,
Et le chant de sa vie s’est tu inachevé ;
Hélas, il lui restait un cantique à chanter —
Ce cantique aujourd’hui est à jamais perdu,
À tout jamais perdu !

Hélas ! Il avait une lyre —
Âme vivante et vibrante ;
Le poète lui parlait,
Lui révélait les secrets de son cœur,
Sous ses doigts chaque corde a chanté ;
Il cacha pourtant au plus profond de lui un ultime secret ;
Ses doigts dansèrent tout autour,
Mais une corde resta muette,
Muette jusqu’à ce jour !

Hélas, hélas,
Toute sa vie cette corde a vibré,
Doucement elle a tremblé ;
Languissante, accablée, affligée, nostalgique,
Elle aspirait sans cesse au chant libérateur,
Comme un cœur qui attend ce qui lui est promis ;
Qui inlassablement jour après jour espère,
Et dans un imperceptible soupire implore
Celui qui tarde et ne vient pas,
Ne vient pas !
O profonde douleur !
Il y avait un homme — et voyez, il n’est plus,
Et le chant de sa vie s’est tu inachevé ;
Il lui restait encore un cantique à chanter,
Ce cantique aujourd’hui est à jamais perdu,
À tout jamais perdu ! »

samedi 23 juillet 2011

Mercredi 23 juillet : à l'ombre des jeunes filles à la recherche de l'amour


J’envoie ma nouvelle Mon cousin Benjamin à Benny :
J'aime mon cousin d’amour. J’aurais dû me marier avec lui, j’aurais été heureuse avec ce presque jumeau mais je n’ai pas pu.
Nous sommes nés à deux heures d’intervalle, à quelques mètres d’écart, murs blancs, sage-femme noire. Nos mères étaient sœurs, un an les séparait mais elles ont tout fait ensemble. Elles ont partagé la même enfance, la même chambre, les mêmes parents (c’est du moins ce que l’on se plaît à dire de deux sœurs d’un même lit), des grands bourgeois qui avaient assujetti la langue aux exigences de leur condition. On parlait propre, pur, euphémique en toute circonstance. On n’appelait pas un chat un chat, c’eût été déplacé. En vertu d’un statut social à tenir, on ne vêtit pas les deux filles des mêmes petites culottes, un seul tiroir et piochez dedans mes enfants. On se retint mais on en mourait d’envie car aucun désir n’était plus fort que celui de confondre les deux fillettes si proches.
La cadette se fiança le jour du mariage de l’aînée, non que l’on n’eût les moyens de payer deux repas, mais il n’était venu à l’esprit de personne, surtout pas des parents ni des sœurs, que chacune pût avoir son jour de bonheur pour elle seule.
Les deux sœurs accouchent la même nuit. L’une perd les eaux à l’opéra (osera-t-elle regarder à nouveau dans les yeux cette bonne Madame Ulmann qui partageait sa loge ce soir-là). L’autre, ma mère, accompagnait sa sœur à ces drôles de Noces de Figaro célébrées en eau de boudin. Lorsque les flots jaillirent à en souiller les banquettes de velours rouge fourni gracieusement par Ullmann et fils parce qu’il est bon d’être un tantinet mécène, ma mère emmena sa sœur à la maternité. Dans la voiture, ma tante criait. Ma mère pleurait de désespoir, ou de rage : sa sœur, en s’abandonnant, la lâchait : elle accoucherait seule.

A l’arrivée à la maternité, ma mère hurla à l’interne de garde : « Déclenche-moi ! ». Elle ne tutoyait pas les inconnus d’ordinaire mais il n’y avait plus place pour les euphémismes et les manières : l’eau coulait d’un vagin prêt à s’ouvrir comme une marguerite à l’aube, celui de sa sœur. En réalité, les pertes avaient cessé depuis un certain temps, mais le corps de ma tante suintait encore dans l’esprit de ma mère. La sœur allait être mère et ma mère ne pouvait plus retenir la masse d’enfance qui lui encombrait le ventre et brisait la fratrie. L’interne fit la sourde oreille. Il s’occupa de triturer la tante, de mettre au monde mon cousin Benjamin et d’enfoncer son bras jusqu’à l’épaule dans les entrailles d’où l’enfant était sorti pour aller décrocher le placenta qui fit floc en tombant dans la bassine. C’était du mou pour le chat, la matière première des crèmes dont les sœurs s’enduiraient au retour d’âge pour prévenir les rides. Le monde est bien fait : les femmes sécrètent elles-mêmes les substances qui les préservent du vieillissement.
Ma mère n’avait tellement plus envie de me garder en elle que je vins. Elle voulait m’expulser comme un corps nuisible, mais je devançai son désir. Plus tard, on inventa un scénario digne de cette bourgeoisie de province, car un mot si brutal que « placenta » n’aurait su faire partie du vocabulaire de personnes raffinées : dans la famille, on avait siégé au grand Sanhédrin de Napoléon.
À la maternité, les deux sœurs obtinrent deux lits contigus. Les chambres seules coûtaient plus cher, mais il y en avait pléthore ce jour-là. Il ne restait plus de chambre double, et les époux firent déménager deux femmes de basse condition et payèrent le supplément pour que l’on puisse installer les sœurs côte à côte, lit à lit, flanc à flanc.
À la naissance, mon cousin était un garçon et j’étais une fille, mais cela ne dura pas. Ma mère trouva d’un mauvais goût consommé ce fils né chez sa sœur. Ma tante conçut de la culpabilité. Il lui fallait une fille, sinon rien. On circoncit Benjamin parce que cela se faisait, et cet épisode fut le dernier de sa vie de garçon. Ses mère et tante le préféraient en fille, les époux ne furent pas consultés. Il est probable que tel était le goût de Benjamin lui-même, car c’est un garçon gentil et docile : il n’aurait su contrarier sa mère. J’avais huit jours et je dormais au fond d’un landau dans la pièce contiguë à la salle à manger de l’appartement de ma tante (c’était aussi celui de mon oncle mais on l’aura compris : les hommes comptent peu). Je ne devrais pas me souvenir de la dernière sortie de Benjamin en garçon, mais j’en ai vécu d’autres, de ces cérémonies avec petits fours, eau oxygénée et autosatisfaction de donner une nouvelle pousse à une famille si formidable, alors je recolle les morceaux du puzzle, et je décris la scène.
On emmaillota mon cousin dans une longue robe de dentelle comme les chemises de nuit de la tante Lucie. On fit venir un petit monsieur calotte en couvre-chef, ornement rare dans cette famille tant il était peu assorti aux ors de la sous-préfecture. Le monsieur récita des hymnes de derviche tourneur qui rappelaient aux convives les quelques heures par an qu’ils allaient tuer sur les bancs de la synagogue locale. On apporta l’enfant dans sa houppelande. Le derviche sortit ses ustensiles de charcutier-joaillier sans cesser ses incantations. Ma mère et ma tante se réfugièrent dans la pièce où je dormais pour pleurer toutes les larmes de leur corps à l’occasion de ce joyeux événement. Je n’avais droit, dans cette réjouissance, qu’aux pleurs des deux femmes. Il y eut un silence qui dut m’angoisser un peu, car le brouhaha des convives et les trilles du derviche avaient cessé. L’officiant aiguisait ses coutelas. Le bébé hurla, tout au désespoir d’avoir abandonné aux lions un petit bout de lui-même. La foule laissa éclater sa joie et Benjamin terrorisé cria de plus belle. On vint chercher les sœurs en disant que l’ablation s’était formidablement bien passée, que le bébé n’avait pas pleuré et que tout allait bien Madame la marquise. La marquise poussa un ouf de soulagement, elle se promit que plus jamais dans sa vie son enfant chéri n’aurait à prouver qu’il était un homme, et elle tint parole.

Benjamin et moi avons partagé la même enfance. Nos chambres étaient différentes, nos parents étaient différents quoiqu’on eût pu les confondre : mêmes meubles achetés dans les mêmes magasins, qualité supérieure, mêmes moustaches des papas qui devaient être vaguement cousins. Nous jouions avec les mêmes poupées, les miennes, que Benjamin me volait, et nos mères faisaient semblant de n’y rien voir parce qu’elles adoraient cela. Plus tard, nous eûmes les mêmes passions : les livres, le cinéma, les hommes. Parfois, je me demandais si nous n’étions pas la même personne, si lui n’était pas moi, si je n’étais pas lui. Mais, comme au huitième jour de nos vies, Benjamin était en pleine lumière et j’avais droit à l’obscurité du boudoir. Les hommes ne nous aimaient pas pareillement, car la fusion dans laquelle nous vivions n’étaient qu’intérieure. Benjamin était un astre à la beauté gracile, et j’étais lourdaude, à l’image des bestiaux dont nos ancêtres avaient fait commerce. J’étais une étoile éteinte depuis avant la naissance de l’univers.
Souvent je me suis demandé Et si nos mères avaient voulu des fils ? La nature n’en aurait fait qu’à sa tête mais leur désir aurait rectifié le tir. Benjamin aurait été un vrai beau jeune homme qui introduit son sexe dans celui des femmes, et moi une vraie belle jeune fille au charme masculin qui aurait fait des ravages, les après-midis de Yom Kippour, au premier étage de la synagogue de notre petite ville de province, du côté des jeunes filles à la recherche de l’amour.

vendredi 22 juillet 2011

Mardi 22 juillet : où l'on rit jaune, ou avec des lézards, comme on veut


Dans l’après-midi, thé au Mazarine, rue Montefiore, avec Benny. Nous ne nous sommes pas encore vus depuis mon arrivée. Il était en voyage en France avec ses parents et sa tante Pnina qu’il appelle Doda Pnima (tante intérieure). Ses parents voulaient voir Drancy. Des membres de sa famille sont-ils passés par le camp ? Même pas. Il parle de l’obsession de ses proches pour le Génocide. Je croyais que celle-ci touchait en priorité les Juifs laïcs, qui avaient remplacé le culte religieux par celui du Génocide. Dans sa famille (ses deux sœurs ont respectivement onze et neuf enfants), la religion est prioritaire mais le Génocide vient tout de suite après. Ses sœurs se conforment à la prescription de ne jamais quitter la terre d’Israël, un commandement religieux que seules des personnes très orthodoxes appliquent. Elles ont fait une exception : pour se rendre à Auschwitz.
Je lui parle de l’utilisation pervertie de la mémoire du Génocide en France. En exemple : quand on recherche des pièces d’archives sur le site du Mémorial de la Shoah (j'évite en général d'utiliser ce dernier terme qui semble vraiment sorti d'une officine de marketing,), on peut les réunir dans un document récapitulatif qui s’appelle « Ma sélection ». Il rit jaune (en yiddish, ont dit lakhn mit yashtsherkes, rire avec des lézards).

— Tu l’as signalé aux gestionnaires du site ?
— Comprendraient-ils de quoi je parle ?
— Ici, le Génocide est l’objet d’un monopole d’état, qui s’exprime par le musée national de Yad Vashem.

Benny me propose de publier une nouvelle, traduite en hébreu, dans les pages littéraires de Haaretz. Je lui promet de lui envoyer un texte, j'ai dans la tête une nouvelle, Mon cousin Benjamin, que j'ai écrite il y a quelques années, qui avait été refusée, malgré le fait qu'ils me l'avaient commandée, par les Cahiers du Judaïsme, sans doute pas assez propre sur elle.
Après nous être quittés, je découvre un pochoir sur le trottoir du boulevard Rothschild : Shalit akhshav
(Shalit maintenant), réalisé dans la même graphie que le cigle du mouvement La Paix maintenant (Shalom akhshav). Étonnant comme une nation voudrait que son destin soit suspendu à celui d’un seul d’entre les siens, soldat capturé dans l'exercice de ses fonctions et retenu prisonnier par des membres du Hamas à Gaza. Je pense aux parents de ce jeune. Eux attendent évidemment sa libération avec impatience. Leur vie ne dépend que de cela. Mais pourquoi d’autres, étrangers à lui, devraient ressentir la même angoisse ? Les auteurs de ce pochoir ne comprennent-ils pas que le jeune Shalit est également l’otage de l’attitude du gouvernement israélien à l’égard du peuple palestinien ?

Le soir, en famille, nous retrouvons Raphaël, Sarah et une petite bande des étudiants du séminaire de yiddish à un concert de musique klezmer au Club Levontin. On m’avait recommandé ce jeune groupe, Oy division. ça danse bien pendant le concert. Simon est surpris, gêné peut-être, de voir son père s’éclater. Le chanteur est imprégné d’âme juive. Un autre musicien chante en russe. Ça change de certains musiciens un peu kitsch qui ne comprennent rien à la yiddishkayt. En sortant de la salle climatisée, située en sous-sol, mon corps de bon Français a le réflexe de se dire : « nous remontons à l’air libre, on respirera mieux », mais c’est l’inverse, car nous sortons de l’air climatisé pour replonger dans la moiteur de la ville, saisissante. On finit la soirée dans un bar, Frieda Kahlo, rue Lilienblum.

jeudi 21 juillet 2011

Lundi 21 juillet : une chambre à soi


Nous convenons avec Anne-Sophie que cette bourse de trois mois était comme une respiration indispensable que je me suis  accordée : la dernière année a été éprouvante, cette bourse était l’occasion de fuir la France, ce pays perdu comme le désigne Cécile (une autre, écrivain elle aussi), mon travail, faire une pause avec mon éditeur, peut-être même aussi l’adolescence de mon fils qui me renvoie à la mienne, je n’avais plus ma « chambre à soi » depuis les travaux dans l’appartement, bref, un réseau de relations et de situations au centre duquel je me trouve, comme un filet de pêche qui s’est resserré petit à petit. J’avais besoin d’être seul, de me sentir loin, et peut-être suis-je dans ce que les Américains appellent la crise du milieu de la vie.

Cher Gilles,
je me rends compte en te lisant à quel point cela me fait plaisir d’etre en contact avec toi grace a la connexion internet de ma sœur. (Mais desole pour l’absence d’accent, c’est un clavier allemand). Bref, tu me manques quand nous ne nous voyons pas.
Il y a quelques semaines, j’etais tres inquiet pour toi, j’avais en effet le sentiment que tu etouffais, et que cela « sortait » par de l’angoisse. Tu auras certainement un regard different sur les choses apres cette respiration israelienne.
Jean

mercredi 20 juillet 2011

Dimanche 20 juillet : la paix des bêtes sauvages

 Baignade à neuf heures du matin sur une plage très calme, en compagnie d’Anne-Sophie. C’est-à-dire que je me baigne et elle lit au café de la plage. Quand je rentre du large, nous parlons, d’amour, de couple, de sexe, de vie commune, d’avenir, de comment continuer ensemble et que tout le monde soit content. Et de littérature.
Je vais au-delà de la digue, en pleine mer. Seul au milieu de l’eau. Seul. J’enlève mon maillot de bain, le rifraf de la mer joue avec mon sexe, je me sens léger. J’enturbanne mon maillot autour de ma tête, mieux qu’autour de l’épaule, je me sens plus nu.
La mer n’est pas très propre, des petits bouts de plastique sont brinqueballés par les eaux.

Dory m’a prêté un recueil de poèmes de Nathan Alterman. Je déchiffre à l’aide d’un dictionnaire hébreu en ligne. La poésie est en train de se donner à moi, sentiment de conquête, comme si j’entrais par effraction, comme si je pénétrais une femme lacive, ou un homme.
J’essaie de traduire Pgisha im Sutskever (Rencontre avec Sutzkever), un poème de Dory, scandé et rimé. La difficulté consiste à trouver une forme en français qui ressemble à du Dory en hébreu, donc rimée, mais pas forcément en conservant le même nombre de pieds car les deux langues fonctionnent différemment. Il convient également de transposer quelque chose de la modernité du poème, qui use de rimes surprenantes : la locution Diet Sprite est l’objet d’un enjambement, Diet à la fin d’un vers, Sprite au début du suivant.

En sortant de Beth Ariela, je vois deux bougies brûler, en souvenir des deux soldats Ehud Goldwasser et Eldad Regev, dont les corps ont été restitués la semaine dernière. Jeudi, Esther m’a dit : « Aujourd’hui, c’est un jour triste pour Israël ». C’était le jour de la restitution des corps. Le pays était en émoi, en deuil, et je ne m’en rendais pas compte. Cette émotion nationale serait assez impensable en France, quoiqu’on nous ait gentiment tenus en haleine avec Florence Aubenas et Ingrid Bétencourt, comme si l’avenir du monde avait dépendu de leur destin. Il y a quelques années, quand une séquence a été diffusée montrant Florence Aubenas dans sa geôle, belle manipulation des affects de l’Occident par quelques maîtres-chanteurs orientaux, j’ai dit à mes enfants qui regardaient la télévision : « Elle aurait pu se laver les cheveux pour passer à l’antenne ». C’est devenu une plaisanterie récurrente à la maison.
Quand, le lendemain, j’ai vu Esther pour lui restituer les clés de l’appartement que je quittais, elle m’a reparlé de ces corps, et m’a dit, en parlant de leurs ravisseurs du Hezbollah : « Elu khayoth, quelles bêtes sauvages ! » Et laisser des femmes palestiniennes en route vers l’accouchement poireauter aux check points jusqu’à la fausse-couche, ce n’est pas sauvage, peut-être ? Il faudrait un jour se décider à faire la paix entre sauvages, malgré tout. On l’appellerait « La paix des bêtes sauvages ».

mardi 19 juillet 2011

Samedi 19 juillet : une lumière sur la ville


La nouvelle vie apporte son lot de complications. Je suis sorti de l’insouciance dans laquelle je baignais depuis presque trois semaines, ce sentiment de légèreté qui m’avait conquis et que je n’avais pas ressenti depuis des années, des décennies peut-être. Ma vie matérielle tenait dans ces cinq termes : une clé d’appartement, un téléphone portable, une carte de crédit, une bicyclette, un MacBook. Je peine à concilier ce pour quoi je suis ici, l’écriture, les recherches sur Uri-Zvi, Melekh et Peretz, avec la présence d’Anne-Sophie, Simon et Ezra. Ce sont deux situations, deux temporalités différentes. Je dois avoir le courage de dire : je vais à Jérusalem tel jour, je travaille dans telle bibliothèque tel autre jour.

Dans le supplément littéraire du week-end, Benny a publié un texte de Sutzkever sur l’écrivain Isroel Rabon. Ce dernier vivait à Lodz en 1939, il avait fait sensation dans les années 1930 avec un roman, Di gas (la Rue), qui introduisait l’usage de la langue parlée dans la littérature yiddish. En 1939, Rabon fuit Lodz et, avant d’être rattrapé et assassiné par les nazis, trouve refuge à Wilno. C’est là que Sutzkever le rencontre. Benny accompagne le texte d’une introduction. Il indique que Sutzkever vient d’avoir quatre-vingt-quinze ans et termine son article par cette phrase : « Que son réverbère brille encore longtemps sur cette ville ». Je frissonne à nouveau.