mercredi 27 juillet 2011

Dimanche 27 juillet : où Uri-Zvi découvre la Palestine


J’ai passé le plus clair de la journée dans l’obscurité, dans la salle des manuscrits de la Bibliothèque nationale, en compagnie de ces défunts pourtant si vivants. Je suis dans ma « chambre à soi ». Cela me prend du temps car ces archives manuscrites ne peuvent être photocopiées, je transcris entièrement celles qui m’intéressent. Ces courriers sont écrits en yiddish, en caractères hébraïques donc, et je les reproduis en transcription latine sur mon ordinateur, non pas que celui-ci n’accepte pas les caractères hébraïques, mais cela me prendrait un temps fou de les écrire en yiddish, je suis plus véloce sur un clavier latin. Quand j’écris des poèmes en yiddish ou d’autres textes, quand j’édite la revue Gilgulim, je travaille en caractères hébraïques, bien entendu. Souvent, quand j’ai un coup de déprime, je tape en yiddish sur mon ordinateur, je copie des poèmes de Sutzkever ou de Glatshteyn, et cette activité de moine médiéval, de copiste de Torah, me requinque.
On ne sais jamais ce que l’on va dénicher dans des archives. J’espérais trouver une trace de l’arrivée d’Uri-Zvi en Palestine en novembre 1923. Dans une précédente boîte, j’étais tombé sur son billet de bateau, qui l’avait mené de Trieste à Jaffa. Mais je ne savais rien de son état d’esprit quand il a découvert la réalité de la vie du yishouv, la communauté juive de Palestine. Aujourd’hui, j’ai trouvé : une lettre magnifique datée du 8 Marcheshvan 5685, 18 octobre 1924, Uri-Zvi est depuis moins d’un an en Palestine. Il écrit à Melekh, resté en Pologne, qu’il accuse d’être un ennemi de Sion et de la langue hébraïque :
(…) Vous marchez sur la tête. Vous peignez les nuages. Vous n’avez pas de maison. J’ai une terre sainte semée de villages juifs, de routes juives, et tout ce que l’on peut voir là-bas, en Pologne, chez les Goyim. Nous avons notre propre lumière électrique. J’ai plaisir à regarder la pluie tomber. Car nous portons tous sur nos épaules cette terre que nous avons semée. Sais-tu ce que cela signifie, mon cher, pour un Juif et pour un poète juif en particulier de prendre un bateau pour la ville de Jaffa et de fouler sa propre terre ? Il ne s’agit pas de tergiverser. Oui, non ? Il s’agit d’une vérité, notre sang, notre chair. Que puis-je te dire ? Si tu étais à mes côtés, tu t’épanouirais, car je sais combien ton corps et ton esprit piaffent comme de jeunes taureaux en attente d’une réalité juive, d’un petit bout de terre juive. Sais-tu ce que le mot Emek signifie ? Sais-tu ce que cela nous fait quand nous prononçons ces paroles : In Emek, dans la vallée ? Il y a ici ce qui nous a manqué partout où nous avons séjourné, les pays où vivent les Slaves. Il y a ici ce que les Slaves possèdent et que nous n’avons pas. En Pologne, notre esprit est comme du papier sur du papier ; des lettres d’imprimerie. Ici, la terre est l’esprit. Une grande, très grande Jérusalem, même pour une poétesse non juive comme Selma Lagerlof. Fais tout ce que tu peux pour venir. Tel que je te connais, tu aimeras la Terre d’Israël. Tu verras des lettres juives sur les panneaux indicateurs. Des lettres juives, notre alef-beth n’est pas profané, ici. Viens, et vois. Ne reste pas en Pologne, à écrire tes blasphèmes. Nous ne pourrons pas rester en Pologne. C’est impossible. La Pologne sera notre Golgotha. Pour les poètes yiddish, la terre slave est une malédiction. Combien de temps allez-vous encore secouer vos troncs à aumône sur lesquels il est écrit « la charité sauve de la mort » ? Je t’écris cela car je sais combien l’intranquillité t’habite et combien ton sang brûle à la recherche de yidishkayt. (…) Crois-moi : je souffre d’avoir dû vous quitter, Peretz et toi. Si vous étiez à mes côtés, qui sait quel chant nous entonnerions !!

En fin d’après-midi, j’ai rendez-vous avec Anne-Sophie et les enfants dans les jardins de Beith Ticho, un restaurant installé dans la maison d’une peintresse de l’entre-deux-guerre, un des lieux que je préfère à Jérusalem, malgré la clientèle, beaucoup de francophones style « Jérusalem », hommes et femmes la tête couverte d’un engouement nouveau et souvent aveugle pour la religion.

Cher Gilles
Benny Tsifer a lu ta nouvelle, qui lui a plu. Il pense qu’elle peut être publiée dans le supplément de Rosh-hashana du journal. Il m’a demandé de la traduire et de l’accompagner d’une interview de toi. Mon cousin Benjamin n’est pas facile à traduire, j’aurai besoin de ton aide.

À bientôt,
Benny

Je suis content. Je suis fier.

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