mercredi 28 septembre 2011

Trois ans déjà


Mon séjour à Tel-Aviv durant l’été 2008 avait été sababa mais le retour à Paris fut plus difficile. Il ne fut pas aisé de se remettre d’un moment si intense. Le surlendemain de mon arrivée, j’animai le débat après une projection du film de Nurith Aviv, Langue sacrée, langue parlée. Quelques jours plus tard, Anne-Sophie dépiotait les grenades achetées au marché Lewinski et les distribuait aux convives autour de la table de Rosh-hashana. Puis je participai à l’émission Le Cabaret de France Musique de Jean-François Zygel, dont l’invitée principale était Talila. Nous découvrîmes, Jean-François et moi, que nos grands-pères étaient originaires du même shtetl de Pologne, qu’il se connaissaient bien avant-guerre, et que le sien était devenu président de la landsmanshaft, la société des originaires de Mogielnica, après la guerre, mon grand-père l’ayant été jusqu’à son arrestation en mai 1941, son internement au camp de Beaune-la-Rolande et sa déportation à Auschwitz. Talila est devenue une amie chère. Nous nous croisions depuis vingt ans dans les milieux yiddish sans prendre le temps de nous connaître : est-ce mon détour par Tel-Aviv qui a permis cette rencontre avec vingt ans de décalage ?
Passé les premières semaines après mon retour, j’ai sombré dans une profonde dépression, un état que je n’avais pas connu depuis vingt-cinq ans. J’évitais de m’approcher des fenêtres, au cas où. Et quand je regardais le vide sous mes pieds, je pensais à mes enfants et je regagnais le centre de la pièce. J’ai refait surface et comme dit la maxime juive en exergue du Dibbouk de Sh . An-Ski :
Makhmes vos, makhmes vos
iz di neshome
fun hekhster hoykh
arop in tifstn gruntn ?
— Dos faln trogt
Dem oyfkumen in zikh…

Pourquoi, pourquoi
L’âme tombe-t-elle
des sommets
au fond de l’abîme ?
— L’effondrement porte en lui
la remontée.

Certains personnages qui étaient autour de la table, chez Joz veloz, le mercredi 24 septembre 2008, ont disparu du paysage. D’autres sont restés.
Aline continue d’élever seule ses enfants à Jérusalem, mais depuis, elle a accueilli sa mère âgée et son courage force mon admiration.
Alona continue d’écrire, de boire et de séduire, nous nous croisons de temps en temps, à une terrasse de café à Tel-Aviv ou à Saint-Germain-des-Prés.
Aviad et Jonathan attendent des jumeaux.
Mon amitié avec Benny n’a cessé de s’épanouir. Cet été, alors que j’enseignais le yiddish à Varsovie et qu’il étudiait le polonais à Cracovie, il est venu me rendre visite un week-end. Benny avait dit : « On pourrait aller à Auschwitz ensemble », Dory avait dit « Je ne vois que Treblinka », mais quand je me rends en Pologne, je ne vais voir ni Auschwitz ni Treblinka, alors ce fut Varsovie, ses terrasses ensoleillées, son musée et de longues discussions sur la poésie polonaise, Avrom Sutzkever et une foule d’autres sujets plus intimes. Benny continue son mouvement pendulaire entre Tel-Aviv la laïque où il vit et Bnei-Brak l’orthodoxe où habitent ses parents.
Cécile a publié un autre roman, l’histoire revisitée de l’attentat du Petit-Clamart.  De Gaulle y apparaît comme un homme cynique et calculateur et Bastien-Thiry pur et passionné, un livre dérangeant et magnifique.
Dory vient de publier sa traduction hébraïque du Cimetière marin de Mallarmé et Dan Miron, l’un des pontes de la critique littéraire israélienne, prépare aux éditions Mossad Bialik l’édition de ses œuvres complètes, poésies et traductions de poètes français. Dory travaille à une nouvelle livraison de la revue Ho !, il m’a commandé un texte pour celle-ci, que j’ai décidé d’essayer d’écrire en hébreu.
Esther me trouve un appartement à louer chaque fois que je me rends à Tel-Aviv pour une semaine, c’est-à-dire souvent, j’ai ainsi habité le temps d’une respiration levantine rehov Brenner, rehov Borohov, rehov Yona hanavi, rehov Melchet et à nouveau dans l’appartement de Neve Tsedek dans lequel j’avais tant écouté en 2008 les conférences d’Antoine Compagnon au Collège de France,  je loge toujours à un jet de pierre du boulevard Rothschild. À chacun de ces lieux est associée une émotion, de nouvelles rencontres, des joies et des douleurs. Chaque fois que Benny publie une nouvelle ou un article de ma plume dans Haaretz traduit par ses soins, Esther les lit avec intérêt et je sens qu’elle ne partage pas ma vision de la vie, mais nous nous aimons bien malgré tout.
Un soir de mai dernier que je sirotais une vodka avec des amis à la terrasse de Suzana, un bar de Neve-Tsedek, Ilan, le patron a proposé à Gil attablé dans la cour de se joindre à nous. Gil s’est assis à côté de moi, nous avons discuté, je riais intérieurement : il a mis un quart d’heure à me reconnaître, le genre de personne à ne voir que lui-même. Deux mois plus tard, quand je l’ai rencontré (Tel-Aviv est un village) en sortant du café du gan Meïr où Benny et moi aimons nous retrouver, il m’a embrassé comme du bon pain et m’a dit : « Gilles ! Maintenant, je te reconnaîtrai toujours ». Et il m’a présenté son mari.
Jean a publié deux autres romans intimistes et continue d’éditer les plus grands littérateurs de la planète chez ce grand éditeur parisien. Récemment, un traducteur israélien m’a dit que nos écritures avaient une chose en commun : la sensation que le personnage central n’est pas tout à fait l’acteur de sa propre histoire.
Les enfants ont grandi. On m’avait dit, quand ils sont nés : kleyne kinder, kleyne tsores — groyse kinder groyse tsores (petits enfants, petits soucis — grands enfants, grands soucis), mais je n’ai jamais eu que satisfaction et bonheur avec eux, pourquoi cela ne durerait-il pas toujours ?
Matan s’est éloigné un temps de Tamar mais ils se sont retrouvés et se sont envolés avec leur petit fin aôut 2011 pour Chicago où Tamar a reçu une de bourse de post-doctorat pour deux ans. Matan a publié en février 2011 Hebrew Publishing Company, son premier roman, l’histoire d’un écrivain yiddish imaginaire, à New York, au début du siècle, qui a connu un certain succès en Israël.
La disparition de sa grand-mère originaire du Caire a décidé Moshik à écrire le livre qu’il portait en lui, Yolanda. Le roman est sorti en février 2011 à Tel-Aviv, il a été un succès de librairie et paraîtra en traduction française chez Stock au printemps 2012. Il est parti pour trois mois dans une résidence d’écriture de l’Iowa et à l’heure qu’il est, il attend avec impatience que Dory le rejoigne pour les fêtes. À la fin de mon séjour à Tel-Aviv de mai 2011, il m’a dit, quand nous nous avons pris congé : « Combien de temps encore partiras-tu ainsi ? » mais en août, quand j’étais à nouveau à Tel-Aviv, c’est lui qui partait cette fois, son avion décollait douze heures avant le mien. Depuis mon retour à Paris après cet été boulevard Rothschild, nous nous écrivons deux à trois fois par semaine, lui en hébreu, moi en français. Ces échanges constituent une somme considérable de feuillets qui racontent les humeurs, les passions, les découragements, les attentes de deux écrivains, l’un hébraïque, l’autre français, de deux hommes. Je me dit qu’un jour, il faudra en faire quelque chose, peut-être une lecture à deux voix et en deux langues à Joz veloz, réservée à ceux, pas si rares, qui connaissent hébreu et français.
Moumous habite toujours au kibboutz Mishmar-haneguev, qui est de moins en moins un kibboutz. La dernière fois qu’Anne-Sophie et moi lui avons rendu visite, cet été, il nous a montré le plan cadastral de répartition des parcelles du kibboutz entre tous les membres, 400 dunams par famille, le démentèlement sera effectif d’ici quelques mois.
Rami a eu des pépins de santé mais il s’en est remis. Sa fille aînée étudie dans un institut supérieur situé non loin de Jérusalem, dans les territoires occupés. Quand je lui ai demandé « Pourquoi justement là-bas ? », il m’a répondu « Pourquoi pas ? ». Il a ensuite tenté de me convertir à la droite israélienne, lui qui, il y a vingt ans, disait qu’il fallait s’abstenir de mettre un pied dans les territoires occupés, que c’était le cancer du pays. Il ne m'a pas convaincu : j'ai continué de croire que les territoires occupés étaient le cancer du pays. Et quand je lui ai dit que mes amis de Tel-Aviv feraient tout pour éviter que leurs fils fassent le service militaire, il les a traités de traîtres tel-aviviens. Mais je l’aime, ce cousin, il est comme mon grand frère et le restera toujours.
Roy termine son doctorat sur le poète Avoth Yeshurun, il a pris quelques kilos, est toujours aussi drôle et intelligent, et file une grande passion avec la poétesse yiddish Rivka Basman, survivante du ghetto de Wilno, ils s'appellent plusieurs fois par jour.
Cet été, je suis passé voir Yosl pour lui remettre un exemplaire d’Un pays sans amour, je n’ai pas appelé avant d’aller frapper à la porte de son atelier de la rue Bilu. Par hasard (mais le hasard existe-t-il ?), son épouse sortait de chez elle lorsque je suis arrivé, nous nous sommes rencontrés sur le trottoir. Yosl a quatre-vingt-onze ans à présent, il se remet d’une chute,  il a du mal à se déplacer, il a peiné à me reconnaître mais il peint toujours, et au bout d’un quart d’heure, il me disait, « Oui, oui, bien sûr, mais tu as minci… et puis tu t’es coupé les cheveux… »
Avrom Sutzkever s’est éteint à Tel-Aviv en janvier 2010. Il était l’un des plus grands, et le dernier poète yiddish de sa génération. Combien de temps faudra-t-il attendre avant que d’autres poètes se lovent dans cette langue millénaire pour nous transporter ? Ce sont les perles que j’essaie de dénicher en publiant la revue Gilgulim, dont la troisième livraison est prévue pour décembre 2011. En attendant, les écrits de Sutzkever restent : nous avons lu certains de ses poèmes avec mes étudiants de Varsovie cet été, et je viens de terminer la traduction de son Vilner geto, impressionnant témoignage sur le ghetto de Wilno, elle paraîtra bientôt aux éditions Denoël. J’imaginais que Tel-Aviv s’effondrerait le jour de la mort de Sutzkever, et Tel-Aviv est debout. Un mois après son décès, la Maison de la culture yiddish-Bibliothèque Medem a organisé une soirée littéraire à sa mémoire. Yitskhok Niborski, Rachel Ertel et Charles Dobzynski y ont pris la parole. Talila a chanté trois de ses poèmes mis en musique, dont le sublime Unter dayne vayse shtern. J’avais trouvé qu’il manquerait quelque chose à cette soirée, qu’elle ressemblerait à s’y méprendre à celle à laquelle j’avais assisté plus de vingt ans avant, dans les anciens locaux de la Bibliothèque Medem, lors du passage à Paris de Sutzkever. Alors j’avais proposé à Yitskhok de traduire en français Ce gong muet au fond de l’homme, le texte que Dory avait publié dans Haaretz quelques jours après le décès du poète, et de lire son poème Rencontre avec Sutzkever. Ce fut fait. Sharon et moi l’avons lu, ce fut un moment fort, et fort aussi dans la construction de mon amitié avec Sharon.
Pour les obsèques du poète, Dory a écrit Gola (Exil) qu’il a lu sur sa tombe. Pendant l’été 2011, je l’ai traduit, c’est une version non définitive que je livre ici.

Exil
Ce gong muet au fond de l’homme
Pour Avrom Sutzkever, à l’heure de son ensevelissement
Te voilà depuis quelques temps
parmi les colombes meurtries
de ton futur. Et toi pourtant,
depuis quelques heures, amolli
séché dans la mort à outrance !
Tu te lèves sur les haillons
de ceux qui réclament vengeance :
sur tes membres. De ton bâton,
presque cent ans de convulsions,
tu gouvernes sur l'embryon
que tu étais juste à l'instant
dans la matrice (déjà blanc !)
d'une mère bénie, si chère
qui à l'instant était ta mère.
Quatre-vingt-dix-sept ans d’exil
s'ouvre une brèche d'où tu files :
de la poussière à la poussière.
Dans les frigos de tes artères
l'ardeur de ton sang est rompue,
un vide, violet, inconnu
capture un déserteur, et là
les prémices de ton trépas.
D'un extrême soupir ravi,
celui que le camp de ton corps
pressa de celui de ta vie,
de ces quelques heures, signe, encore.
Ce gong muet au fond de l’homme
fond l’écho de veines épuisées :
le basalte des trépassés.
Et ta lave d'avant Sodome
s'élève d'entre les fossiles
et déverse dans les cieux
le pourpre des silencieux,
la clameur de ceux qui ne surent
dans leur propre sang faire asile
à l’empire où tout est azur :
règne du temps et de l’exil.

Durant l’été 2011, le boulevard Rothschild s’est couvert de tentes, et de nombreux lecteurs de ce journal en ligne pensaient qu’Un été boulevard Rothschild raconterait cette révolte populaire à la mai 68. J’aime bien l’idée d’être en décalage, c’est comme demander un billet pour Byzance afin me me rendre à Istanbul.
J’ai continué, en rentrant à Paris, l’écriture du roman qui s’appelait Palais de mémoire durant cet été boulevard Rothschild et qui s’intitule à présent D’un pays sans amour. Ce fut une traversée. C’est sans doute le plus important de mes livres, en tout cas pour moi. Peut-être ai-je cette sensation car il est le plus récent. Certains lecteurs distraits ont pensé que ce journal de Tel-Aviv était le texte paru fin août aux éditons Grasset sous ce titre, D’un pays sans amour. Il n’en est rien. Les deux textes se répondent, l’un sur papier, l’autre sur la toile, mais sont indépendants l’un de l’autre. D’un pays sans amour raconte la vie d’Uri-Zvi, de Peretz et de Melekh, mais tente également de restituer l’atmosphère d’un monde englouti : la vie juive et la vie culturelle en yiddish dans la Pologne de l’entre-deux-guerres. Il fait également voyager en Union soviétique, en Palestine et on y prend aussi le bateau pour l’Afrique du Sud et le train pour la Mandchourie et on plonge dans la passion qui lie Pierre, un jeune homme d'aujourd'hui, et Sulamita, une vieille dame juive recluse dans un palais romain, détentrice de la mémoire de l'Atlantide juive.
La publication d’Un été boulevard Rothschild sur la toile a également été une traversée, un rendez-vous quotidien du 27 juin au 25 septembre 2011. Il m’a permis de considérer le chemin parcouru depuis trois ans, considérable. Il m’a aussi aidé à patienter durant l’été en attendant la publication D’Un pays sans amour, ce n’est pas rien.
Un  été boulevard Rothschild a eu des lecteurs fidèles. Je ne les connais pas tous, bien évidemment. Certains m’ont fait part de leurs commentaires au fur et à mesure de la lecture. D’autres cliquaient sur le bouton « J’aime » de Facebook pour signifier leur présence. Les statistiques journalières me disaient combien de personnes s’étaient connectées sur le site, jour après jour, ça fait du monde. Sans compter ceux qui se sont abonnés au blog et qui l’ont reçu directement sur leur mail. La tragédie de l’écrivain (l’une des tragédies) est de ne jamais vraiment connaître ses lecteurs. De quelle manière as-tu lu ce journal ? À raison d’une note par jour ? Quelques notes à la fois ? En commençant par le milieu ? Lecteur, mon semblable, mon frère, c’est ton tour à présent : sur Facebook, sur ce blog ou plus discrètement sur rozier.gilles@neuf.fr, n’hésite pas à me dire quel été tu as passé boulevard Rothschild.

Effectivement, comme le constatait Yosl, j’ai minci, j’ai perdu douze kilos. Un peu grâce à ce boulevard Rothschild et à ces personnages qui étaient ce soir de septembre 2008 assis autour d’une table du restaurant Joz veloz, grâce à d’autres qui n’étaient pas encore dans le cadre en cet été 2008 — Sharon, Dorit, Yvan, Brigitte —, ou qui étaient restés à Paris, grâce à Harel, le serveur qui pointait tout juste son nez dans le cadre ce soir de septembre 2008 en apportant des malabis et des thés à la menthe aux convives (de la vodka pour Alona) ; grâce à eux tous, je suis plus près de moi-même que je ne l’ai jamais été. Grâce à Anne-Sophie aussi, attentive et patiente (quoiqu'il lui soit parfois arrivé de perdre patience ces dernières années), mon principe de réalité comme m'avait fait remarquer un jour Olivier Rubinstein, mon ancien éditeur. Nous ourdissons depuis vingt-deux ans une relation insolite, complice et compliquée (mais qui a dit que les choses devaient être simples ?), toujours la même et toujours différente.
Fin

dimanche 25 septembre 2011

Jeudi 25 septembre : café Hillel, boulevard Rothschild


Un avion commercial passe au-dessus des têtes et masque une seconde le soleil d’automne, peut-être est-ce celui que je prendrai dans quatre heures pour rentrer à Paris.
J’envoie à Moshik :
— Dans cinq minutes, le 052 693 91 40 ne répondra plus.
Il m’appelle. Je lui dis : on croit que quelque chose se termine mais ça ne fait que commencer.

J’enfourche mon vélo, je me laisse glisser une dernière fois sur le boulevard Rothschild en pente douce jusqu’à Neve-Tsedek. Esther vient récupérer la clé. Shalom shalom.
Je retrouve Raphaël, qui, par hasard, prend le même avion. Taxi, enregistrement, contrôle de sécurité :
— Oui je parle hébreu, oui j’ai fait ma bar-mitsvah, oui je fréquente une synagogue et je suis directeur de la bibliothèque yiddish de Paris.
Dans la zone d’embarquement, nous croisons des centaines de Hassidim qui embarquent pour Odessa, direction Ouman et le pélerinage sur la tombe de rabbi Nahman. L’un d’eux tient, enrobé dans un châle de prières, les rouleaux de la Torah dans ses bras. Raphaël me dit :
— Regarde : il sourit à la Torah.

Du hublot, j’observe cette ville alanguie sur la mer. Vue de haut, elle ne pue pas. Elle est la ville blanche, la déesse Europe exilée en Orient. Les gens de Jérusalem sont venus pour la ville, pour le Temple de Salomon, pour la colline de Sion. Ceux de Tel-Aviv sont là parce qu’ils ne pouvaient aller ailleurs. Prenez cette pelletée de sable plantée d’immeubles Bauhaus et d’hôtels et déposez-la du côté de Trieste ou d’Odessa, personne n’y trouvera rien à redire.


Bien sûr, il y a les choses que l’on n’a pas faites, la visite de dévotion que l’on n’a pas rendue à Aharon Appelfeld, la petite synagogue de son enfance que Benny ne m’a pas montrée. Bien sûr, on ne dit pas tout dans un journal, on oublie des choses que l’on voulait raconter comme l’histoire des rues Plonit (Unetelle) et Almonit (Anonyme) qui ont été nommées ainsi parce que la première maison du quartier fut construite par Meir Getsel Shapira, un industriel de Detroit venu s’installer à Tel-Aviv après la Première Guerre mondiale. Un jour, Monsieur Shapira nomma la rue devant sa maison du nom de son épouse, et celle de derrière de son propre nom, mais Meir Dizengoff, maire de la ville, ne fut pas de cet avis et fit enlever les plaques de rues. En attendant de les renommer, elles furent appelées d’un nom temporaire qui, les années passant, devint définitif. D’autres anecdotes à propos de la naissance d’une ville sur les dunes seront pour un autre jour, une autre nuit, et ce ne seront pas les seules zones restées dans l’ombre des sycomores d’un été boulevard Rothschild. Le journal est une sorte de tentative d’épuisement d’un moment d’une vie, mais personne ne saurait épuiser ni un lieu comme Georges Perec l’a tenté ni un laps de temps. On est tenté de ne jamais arrêter, de dire que quelques jours après mon retour, le supplément littéraire de Haaretz me consacrait trois quarts de page, mais je l’ai déjà dit, que la grand-mère de Moshik est morte la semaine suivante et que Moshik portera sa mémoire tant qu’il vivra, que Gil m’envoyait un message électronique pour me dire qu’il avait lu et aimé Un amour sans résistance. Plus nous tentons de fixer le temps et de l’écrire, plus il nous échappe. C’est ainsi.

samedi 24 septembre 2011

Mercredi 24 septembre : Hercule Poirot à Tel-Aviv


Restaurant Joz veloz
Les visages autour de la table, en cette soirée d’automne où un vent délicat vient agiter les arbres, sont presque les mêmes que ceux qui apparaissent dans la présentation des personnages, comme dans un roman d’Agatha Christie, quand à la fin, Hercule Poirot réunit les protagonistes pour démasquer le coupable. En l’occurrence, je suis ce coupable qui a poursuivi l’écriture d’un journal pendant tout ce séjour et donné la parole à ses personnages. Je fais un discours en hébreu, écrit dans l’après-midi.

Chers amis,
Mon séjour de trois mois se termine donc. Quand je suis arrivé, j’ignorais ce que j’allais ressentir en repartant, mais je savais que le départ serait difficile. Je suis né entouré de montagnes. Mes paysages originels sont des sommets couverts de neige, et les sons — le tintement des cloches des vaches sur l’alpage en été. Quand je me vois à Tel-Aviv, parmi vous, dans le jardin de ce restaurant à la mode, je me demande ce qu’il m’est arrivé. Comment s’est fait le parcours des forêts d’épiceas de la région grenobloise aux boulevards Bauhaus de la première ville hébraïque ? Le chemin se trouve sur la ligne de crête du grand-père, ce Moyshe Cymbalista que je n’ai pas connu et dont ma mère se souvient à peine, le déporté, la victime suprême de notre famille, dont la figure m’accompagne et m’ouvre la route depuis plus de trente ans. D’où le yiddish et, du fait de son dibouk, mes allers et retours entre les langues.


Plus je m’affirme en tant qu’écrivain français, plus je publie de romans, de nouvelles et de journaux dans ma langue maternelle qui est davantage celle de mon père que celle de ma mère, et parfois même, au fond de mon cœur, celle de l’autre, plus mon rapport avec les langues se fait intime : avec le yiddish, l’hébreu moderne et l’hébreu ancien.


Je suis venu écrire un roman qui parle de trois poètes yiddish et de leur corps-à-corps avec le XXe siècle, mais je voulais aussi vivre trois mois à Tel-Aviv et découvrir la ville à l’aube de son centenaire. J’ai soudain ressenti cette urgence. J’ai eu besoin, je l’avoue, au mi-temps de ma vie, de prendre de la distance pour me rapprocher de moi-même. Je ne sais pas précisément ce que je cherchais en venant ici, et j’ai surtout trouvé ce que je n’avais pas escompté, outre la mer, le soleil et une langue : j’y ai trouvé des mentsh.






Certainement pas moi, car j’espère qu’elle restera comme elle est au milieu de ses immondices, je l’aime ainsi.


Vous savez tous que j’ai écrit un journal pendant ces trois mois, et chacun de vous y apparaît. Je voulais vous remercier non seulement de votre participation, mais du cœur avec lequel vous m’avez accueilli dans vos vies.


C’est avec tristesse et  joie mêlées que je rentre en France, non pas pour retrouver la grisaille du climat ni l’amabilité des Parisiens, mais rejoindre celle que j’aime, et les deux que j’aime, que j’élève et que j’éduque. Mais s’il vous plaît, quand vous passerez par Paris, rappelez-moi si par malheur vous trouvez que je ne vous réserve pas le meilleur des accueils, que j’ai été un jour un écrivain français solitaire dans une ville méditerranéenne puante, et que vous m’y avez accueilli comme il se doit.


Merci du fond du cœur.





Un convive :


— J’aurai l’occasion de tester l’accueil dès la semaine prochaine.





À la fin, nous restons cinq : Moshik, Dory, Alona et son ami, moi. Alona enchaîne vodka sur vodka. Moshik lui récite les gros mots qu’il m’a appris. Alona fait mine d’être choquée :


— Mais Gilles a l’air tellement aristocratique…


— Et alors, crois-tu que les aristocrates ne baisent jamais ?


— Ils baisent tout le temps au contraire.





En sortant, nous voyons deux filles s’embrasser au bar et Moshik me dit : « Tu l’écriras dans ton journal. Ces deux filles qui se roulent une pelle, c’est Tel-Aviv dans toute sa splendeur ». Je le lui ai promis, je m’exécute.


Dans la rue, il tombe quelques gouttes : je ne pourrai pas dire en rentrant à Paris que je n’ai pas eu de pluie pendant trois mois. J’apprends un dernier mot : yore, la première pluie d’automne. Cette année, elle n’a pas attendu la prière prononcée pendant la fête des Cabanes (octobre). Célébrée à Paris, elle semble toujours incongrue. Elle prend ici tout son sens.


Moshik me dit kol-tuv et Dory sourit. Alona :


— On se fait un déjeuner avec Jean à Paris en novembre ».

— OK-la-tigresse.

vendredi 23 septembre 2011

Mardi 23 septembre : l'amour du poète et de la poétesse

Dernière séance aux archives. Bien sûr, je pourrais rester des semaines plongé dans les papiers de Melekh. Pour l’heure, je me contente de terminer sa correspondance avec la poétesse. Je m’arrache les yeux depuis des semaines sur leurs pattes de mouche en yiddish. Les lettres les plus difficiles à lire sont les cartes écrites par elle d’Union soviétique pendant la guerre. Le papier manquait et elle écrivait serré. Certaines de ses lettres à lui sont dactylographiées, ça soulage, même s’il a tendance à se perdre en blabla. Je veux comprendre comment a évolué leur amour, depuis leur rencontre en 1921 jusqu’à leur mort dans les années 1970. Une demi-heure avant la fermeture, en ce dernier jour, je tombe sur une lettre de dix pages de Melekh à Rokhl, commencée le 1er janvier et terminée le 31 mars 1949. Elle a dû lui dire quelque chose comme : « Finalement, tu n’étais pas très heureux que je vienne m’installer à Montréal ». Et lui de se justifier pendant dix pages de son comportement exemplaire à son égard. Et pour ce faire, il revient sur toute leur relation, depuis 1921 jusqu’à ce jour. Exactement ce que je cherchais, un cadeau pour mon roman.

Et dans une autre lettre :
— Ce Sutzkever n’a que trente-trois ans, mais c’est un poète génial.