Mon séjour à Tel-Aviv durant l’été 2008 avait été sababa mais le retour à Paris fut plus difficile. Il ne fut pas aisé de se remettre d’un moment si intense. Le surlendemain de mon arrivée, j’animai le débat après une projection du film de Nurith Aviv, Langue sacrée, langue parlée. Quelques jours plus tard, Anne-Sophie dépiotait les grenades achetées au marché Lewinski et les distribuait aux convives autour de la table de Rosh-hashana. Puis je participai à l’émission Le Cabaret de France Musique de Jean-François Zygel, dont l’invitée principale était Talila. Nous découvrîmes, Jean-François et moi, que nos grands-pères étaient originaires du même shtetl de Pologne, qu’il se connaissaient bien avant-guerre, et que le sien était devenu président de la landsmanshaft, la société des originaires de Mogielnica, après la guerre, mon grand-père l’ayant été jusqu’à son arrestation en mai 1941, son internement au camp de Beaune-la-Rolande et sa déportation à Auschwitz. Talila est devenue une amie chère. Nous nous croisions depuis vingt ans dans les milieux yiddish sans prendre le temps de nous connaître : est-ce mon détour par Tel-Aviv qui a permis cette rencontre avec vingt ans de décalage ?
Passé les premières semaines après mon retour, j’ai sombré dans une profonde dépression, un état que je n’avais pas connu depuis vingt-cinq ans. J’évitais de m’approcher des fenêtres, au cas où. Et quand je regardais le vide sous mes pieds, je pensais à mes enfants et je regagnais le centre de la pièce. J’ai refait surface et comme dit la maxime juive en exergue du Dibbouk de Sh . An-Ski :
Makhmes vos, makhmes vos
iz di neshome
fun hekhster hoykh
arop in tifstn gruntn ?
— Dos faln trogt
Dem oyfkumen in zikh…
Pourquoi, pourquoi
L’âme tombe-t-elle
des sommets
au fond de l’abîme ?
— L’effondrement porte en lui
la remontée.
Certains personnages qui étaient autour de la table, chez Joz veloz, le mercredi 24 septembre 2008, ont disparu du paysage. D’autres sont restés.
Aline continue d’élever seule ses enfants à Jérusalem, mais depuis, elle a accueilli sa mère âgée et son courage force mon admiration.
Alona continue d’écrire, de boire et de séduire, nous nous croisons de temps en temps, à une terrasse de café à Tel-Aviv ou à Saint-Germain-des-Prés.
Mon amitié avec Benny n’a cessé de s’épanouir. Cet été, alors que j’enseignais le yiddish à Varsovie et qu’il étudiait le polonais à Cracovie, il est venu me rendre visite un week-end. Benny avait dit : « On pourrait aller à Auschwitz ensemble », Dory avait dit « Je ne vois que Treblinka », mais quand je me rends en Pologne, je ne vais voir ni Auschwitz ni Treblinka, alors ce fut Varsovie, ses terrasses ensoleillées, son musée et de longues discussions sur la poésie polonaise, Avrom Sutzkever et une foule d’autres sujets plus intimes. Benny continue son mouvement pendulaire entre Tel-Aviv la laïque où il vit et Bnei-Brak l’orthodoxe où habitent ses parents.
Cécile a publié un autre roman, l’histoire revisitée de l’attentat du Petit-Clamart. De Gaulle y apparaît comme un homme cynique et calculateur et Bastien-Thiry pur et passionné, un livre dérangeant et magnifique.
Dory vient de publier sa traduction hébraïque du Cimetière marin de Mallarmé et Dan Miron, l’un des pontes de la critique littéraire israélienne, prépare aux éditions Mossad Bialik l’édition de ses œuvres complètes, poésies et traductions de poètes français. Dory travaille à une nouvelle livraison de la revue Ho !, il m’a commandé un texte pour celle-ci, que j’ai décidé d’essayer d’écrire en hébreu.
Esther me trouve un appartement à louer chaque fois que je me rends à Tel-Aviv pour une semaine, c’est-à-dire souvent, j’ai ainsi habité le temps d’une respiration levantine rehov Brenner, rehov Borohov, rehov Yona hanavi, rehov Melchet et à nouveau dans l’appartement de Neve Tsedek dans lequel j’avais tant écouté en 2008 les conférences d’Antoine Compagnon au Collège de France, je loge toujours à un jet de pierre du boulevard Rothschild. À chacun de ces lieux est associée une émotion, de nouvelles rencontres, des joies et des douleurs. Chaque fois que Benny publie une nouvelle ou un article de ma plume dans Haaretz traduit par ses soins, Esther les lit avec intérêt et je sens qu’elle ne partage pas ma vision de la vie, mais nous nous aimons bien malgré tout.
Un soir de mai dernier que je sirotais une vodka avec des amis à la terrasse de Suzana, un bar de Neve-Tsedek, Ilan, le patron a proposé à Gil attablé dans la cour de se joindre à nous. Gil s’est assis à côté de moi, nous avons discuté, je riais intérieurement : il a mis un quart d’heure à me reconnaître, le genre de personne à ne voir que lui-même. Deux mois plus tard, quand je l’ai rencontré (Tel-Aviv est un village) en sortant du café du gan Meïr où Benny et moi aimons nous retrouver, il m’a embrassé comme du bon pain et m’a dit : « Gilles ! Maintenant, je te reconnaîtrai toujours ». Et il m’a présenté son mari.
Jean a publié deux autres romans intimistes et continue d’éditer les plus grands littérateurs de la planète chez ce grand éditeur parisien. Récemment, un traducteur israélien m’a dit que nos écritures avaient une chose en commun : la sensation que le personnage central n’est pas tout à fait l’acteur de sa propre histoire.
Les enfants ont grandi. On m’avait dit, quand ils sont nés : kleyne kinder, kleyne tsores — groyse kinder groyse tsores (petits enfants, petits soucis — grands enfants, grands soucis), mais je n’ai jamais eu que satisfaction et bonheur avec eux, pourquoi cela ne durerait-il pas toujours ?
Matan s’est éloigné un temps de Tamar mais ils se sont retrouvés et se sont envolés avec leur petit fin aôut 2011 pour Chicago où Tamar a reçu une de bourse de post-doctorat pour deux ans. Matan a publié en février 2011 Hebrew Publishing Company, son premier roman, l’histoire d’un écrivain yiddish imaginaire, à New York, au début du siècle, qui a connu un certain succès en Israël.
La disparition de sa grand-mère originaire du Caire a décidé Moshik à écrire le livre qu’il portait en lui, Yolanda. Le roman est sorti en février 2011 à Tel-Aviv, il a été un succès de librairie et paraîtra en traduction française chez Stock au printemps 2012. Il est parti pour trois mois dans une résidence d’écriture de l’Iowa et à l’heure qu’il est, il attend avec impatience que Dory le rejoigne pour les fêtes. À la fin de mon séjour à Tel-Aviv de mai 2011, il m’a dit, quand nous nous avons pris congé : « Combien de temps encore partiras-tu ainsi ? » mais en août, quand j’étais à nouveau à Tel-Aviv, c’est lui qui partait cette fois, son avion décollait douze heures avant le mien. Depuis mon retour à Paris après cet été boulevard Rothschild, nous nous écrivons deux à trois fois par semaine, lui en hébreu, moi en français. Ces échanges constituent une somme considérable de feuillets qui racontent les humeurs, les passions, les découragements, les attentes de deux écrivains, l’un hébraïque, l’autre français, de deux hommes. Je me dit qu’un jour, il faudra en faire quelque chose, peut-être une lecture à deux voix et en deux langues à Joz veloz, réservée à ceux, pas si rares, qui connaissent hébreu et français.
Moumous habite toujours au kibboutz Mishmar-haneguev, qui est de moins en moins un kibboutz. La dernière fois qu’Anne-Sophie et moi lui avons rendu visite, cet été, il nous a montré le plan cadastral de répartition des parcelles du kibboutz entre tous les membres, 400 dunams par famille, le démentèlement sera effectif d’ici quelques mois.
Rami a eu des pépins de santé mais il s’en est remis. Sa fille aînée étudie dans un institut supérieur situé non loin de Jérusalem, dans les territoires occupés. Quand je lui ai demandé « Pourquoi justement là-bas ? », il m’a répondu « Pourquoi pas ? ». Il a ensuite tenté de me convertir à la droite israélienne, lui qui, il y a vingt ans, disait qu’il fallait s’abstenir de mettre un pied dans les territoires occupés, que c’était le cancer du pays. Il ne m'a pas convaincu : j'ai continué de croire que les territoires occupés étaient le cancer du pays. Et quand je lui ai dit que mes amis de Tel-Aviv feraient tout pour éviter que leurs fils fassent le service militaire, il les a traités de traîtres tel-aviviens. Mais je l’aime, ce cousin, il est comme mon grand frère et le restera toujours.
Roy termine son doctorat sur le poète Avoth Yeshurun, il a pris quelques kilos, est toujours aussi drôle et intelligent, et file une grande passion avec la poétesse yiddish Rivka Basman, survivante du ghetto de Wilno, ils s'appellent plusieurs fois par jour.
Cet été, je suis passé voir Yosl pour lui remettre un exemplaire d’Un pays sans amour, je n’ai pas appelé avant d’aller frapper à la porte de son atelier de la rue Bilu. Par hasard (mais le hasard existe-t-il ?), son épouse sortait de chez elle lorsque je suis arrivé, nous nous sommes rencontrés sur le trottoir. Yosl a quatre-vingt-onze ans à présent, il se remet d’une chute, il a du mal à se déplacer, il a peiné à me reconnaître mais il peint toujours, et au bout d’un quart d’heure, il me disait, « Oui, oui, bien sûr, mais tu as minci… et puis tu t’es coupé les cheveux… »
Avrom Sutzkever s’est éteint à Tel-Aviv en janvier 2010. Il était l’un des plus grands, et le dernier poète yiddish de sa génération. Combien de temps faudra-t-il attendre avant que d’autres poètes se lovent dans cette langue millénaire pour nous transporter ? Ce sont les perles que j’essaie de dénicher en publiant la revue Gilgulim, dont la troisième livraison est prévue pour décembre 2011. En attendant, les écrits de Sutzkever restent : nous avons lu certains de ses poèmes avec mes étudiants de Varsovie cet été, et je viens de terminer la traduction de son Vilner geto, impressionnant témoignage sur le ghetto de Wilno, elle paraîtra bientôt aux éditions Denoël. J’imaginais que Tel-Aviv s’effondrerait le jour de la mort de Sutzkever, et Tel-Aviv est debout. Un mois après son décès, la Maison de la culture yiddish-Bibliothèque Medem a organisé une soirée littéraire à sa mémoire. Yitskhok Niborski, Rachel Ertel et Charles Dobzynski y ont pris la parole. Talila a chanté trois de ses poèmes mis en musique, dont le sublime Unter dayne vayse shtern. J’avais trouvé qu’il manquerait quelque chose à cette soirée, qu’elle ressemblerait à s’y méprendre à celle à laquelle j’avais assisté plus de vingt ans avant, dans les anciens locaux de la Bibliothèque Medem, lors du passage à Paris de Sutzkever. Alors j’avais proposé à Yitskhok de traduire en français Ce gong muet au fond de l’homme, le texte que Dory avait publié dans Haaretz quelques jours après le décès du poète, et de lire son poème Rencontre avec Sutzkever. Ce fut fait. Sharon et moi l’avons lu, ce fut un moment fort, et fort aussi dans la construction de mon amitié avec Sharon.
Pour les obsèques du poète, Dory a écrit Gola (Exil) qu’il a lu sur sa tombe. Pendant l’été 2011, je l’ai traduit, c’est une version non définitive que je livre ici.
Exil
Ce gong muet au fond de l’homme
Pour Avrom Sutzkever, à l’heure de son ensevelissement
Te voilà depuis quelques temps
parmi les colombes meurtries
de ton futur. Et toi pourtant,
depuis quelques heures, amolli
séché dans la mort à outrance !
Tu te lèves sur les haillons
de ceux qui réclament vengeance :
sur tes membres. De ton bâton,
presque cent ans de convulsions,
tu gouvernes sur l'embryon
que tu étais juste à l'instant
dans la matrice (déjà blanc !)
d'une mère bénie, si chère
qui à l'instant était ta mère.
Quatre-vingt-dix-sept ans d’exil
s'ouvre une brèche d'où tu files :
de la poussière à la poussière.
Dans les frigos de tes artères
l'ardeur de ton sang est rompue,
un vide, violet, inconnu
capture un déserteur, et là
les prémices de ton trépas.
D'un extrême soupir ravi,
celui que le camp de ton corps
pressa de celui de ta vie,
de ces quelques heures, signe, encore.
Ce gong muet au fond de l’homme
fond l’écho de veines épuisées :
le basalte des trépassés.
Et ta lave d'avant Sodome
s'élève d'entre les fossiles
et déverse dans les cieux
le pourpre des silencieux,
la clameur de ceux qui ne surent
dans leur propre sang faire asile
à l’empire où tout est azur :
règne du temps et de l’exil.
Durant l’été 2011, le boulevard Rothschild s’est couvert de tentes, et de nombreux lecteurs de ce journal en ligne pensaient qu’Un été boulevard Rothschild raconterait cette révolte populaire à la mai 68. J’aime bien l’idée d’être en décalage, c’est comme demander un billet pour Byzance afin me me rendre à Istanbul.
J’ai continué, en rentrant à Paris, l’écriture du roman qui s’appelait Palais de mémoire durant cet été boulevard Rothschild et qui s’intitule à présent D’un pays sans amour. Ce fut une traversée. C’est sans doute le plus important de mes livres, en tout cas pour moi. Peut-être ai-je cette sensation car il est le plus récent. Certains lecteurs distraits ont pensé que ce journal de Tel-Aviv était le texte paru fin août aux éditons Grasset sous ce titre, D’un pays sans amour. Il n’en est rien. Les deux textes se répondent, l’un sur papier, l’autre sur la toile, mais sont indépendants l’un de l’autre. D’un pays sans amour raconte la vie d’Uri-Zvi, de Peretz et de Melekh, mais tente également de restituer l’atmosphère d’un monde englouti : la vie juive et la vie culturelle en yiddish dans la Pologne de l’entre-deux-guerres. Il fait également voyager en Union soviétique, en Palestine et on y prend aussi le bateau pour l’Afrique du Sud et le train pour la Mandchourie et on plonge dans la passion qui lie Pierre, un jeune homme d'aujourd'hui, et Sulamita, une vieille dame juive recluse dans un palais romain, détentrice de la mémoire de l'Atlantide juive.
La publication d’Un été boulevard Rothschild sur la toile a également été une traversée, un rendez-vous quotidien du 27 juin au 25 septembre 2011. Il m’a permis de considérer le chemin parcouru depuis trois ans, considérable. Il m’a aussi aidé à patienter durant l’été en attendant la publication D’Un pays sans amour, ce n’est pas rien.
Un été boulevard Rothschild a eu des lecteurs fidèles. Je ne les connais pas tous, bien évidemment. Certains m’ont fait part de leurs commentaires au fur et à mesure de la lecture. D’autres cliquaient sur le bouton « J’aime » de Facebook pour signifier leur présence. Les statistiques journalières me disaient combien de personnes s’étaient connectées sur le site, jour après jour, ça fait du monde. Sans compter ceux qui se sont abonnés au blog et qui l’ont reçu directement sur leur mail. La tragédie de l’écrivain (l’une des tragédies) est de ne jamais vraiment connaître ses lecteurs. De quelle manière as-tu lu ce journal ? À raison d’une note par jour ? Quelques notes à la fois ? En commençant par le milieu ? Lecteur, mon semblable, mon frère, c’est ton tour à présent : sur Facebook, sur ce blog ou plus discrètement sur rozier.gilles@neuf.fr, n’hésite pas à me dire quel été tu as passé boulevard Rothschild.
Effectivement, comme le constatait Yosl, j’ai minci, j’ai perdu douze kilos. Un peu grâce à ce boulevard Rothschild et à ces personnages qui étaient ce soir de septembre 2008 assis autour d’une table du restaurant Joz veloz, grâce à d’autres qui n’étaient pas encore dans le cadre en cet été 2008 — Sharon, Dorit, Yvan, Brigitte —, ou qui étaient restés à Paris, grâce à Harel, le serveur qui pointait tout juste son nez dans le cadre ce soir de septembre 2008 en apportant des malabis et des thés à la menthe aux convives (de la vodka pour Alona) ; grâce à eux tous, je suis plus près de moi-même que je ne l’ai jamais été. Grâce à Anne-Sophie aussi, attentive et patiente (quoiqu'il lui soit parfois arrivé de perdre patience ces dernières années), mon principe de réalité comme m'avait fait remarquer un jour Olivier Rubinstein, mon ancien éditeur. Nous ourdissons depuis vingt-deux ans une relation insolite, complice et compliquée (mais qui a dit que les choses devaient être simples ?), toujours la même et toujours différente.
Fin