Cher Dory,
Bon, je me lance et t’envoie une proposition de traduction de ton Pgisha im Sutzkever.
Rencontre avec Sutzkever
Umdoik bistu, ikh — dervayl umdortn.
Tu n’es pas d’ici — et moi pas encore de là-bas.
Avrom Sutzkever
Pour la deuxième fois, je rencontre Sutzkever.
La colombe de l’Esprit s’ébroue de toute son âme
Dans les bulles du soda. D’où viens-tu Sutzkever ?
D’un lieu que j’ai rimé : les lendemains qui brament.
Pour la deuxième fois, je rencontre un esprit
Drapé de toile Emery. D’où viens-tu Sutzkever ?
Du silence du volcan. La colombe blanchit
Depuis presque cent ans, son regard vient d’ailleurs.
Pour la deuxième fois ? Plutôt : une nouvelle fois.
Car hier seulement, nous avons fait surgir
Les poissons du Niemen ; des gitans noirs de poie
Lisaient dans le cristal l’obscur de mon désir.
Hier à peine sortaient les partisans du bois,
Forts d’avoir tenu tête à la gravitation.
Depuis nous nous lançons dans les airs lui et moi,
Créatures ailées sans maître ni raison.
Enivrés de soda, de mots à étourdir,
Ce soir, à Tel-Aviv, vieux de presque cent ans.
D’où viens-tu Sutzkever ? — Du poème à venir.
Combats le temps, écris : c’est ton tour à présent. Comme je t’ai dit, je trouve ce poème magnifique et ne suis pas certain que la traduction soit à la hauteur.
J’ai juste une remarque à propos du verbe « bramer ». Il renvoie dans mon esprit à un poème que tous les enfants de France ont appris à l'école mais qui n’est pas forcément très connu dans les milieux académiques :
La biche
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune.
Pour raconter son infortune
À la forêt de ses aïeux,
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux.
Mais aucune réponse, aucune,
À ses longs appels anxieux !
Et, le cou tendu vers les cieux,
Folle d’amour et de rancune.
La biche brame au clair de lune.
Si ces « lendemains qui brament » ne te plaisent pas, j’ai une proposition alternative avec cœur/pleurent qui a le défaut de proposer la même rime en « eur » pour tous les vers de la strophe.
En tout cas, je te remercie de ce poème qui m’a permis de passer quelques jours enlisé jusqu'aux oreilles dans la langue française et la langue hébraïque.
Gilles
Cher Gilles,
J’ai lu ta traduction avec admiration, et je la trouve absolument brillante. À la première lecture, ton emploi très libre de l'alexandrin (c’est-à-dire, des alexandrins faits « pour l’oreille », se constituant sur la prononciation de facto en se passant des règles classiques — e muet etc.) m’a surpris. Mais je m’y suis accommodé par la suite et j’ai fini par adhérer à ce choix.
Je suis très respectueux de tes intuitions linguistiques et très admiratif des choix que tu as faits et des audaces que tu as prises dans cette traduction. Je n’ai donc aucune envie de proposer des solutions alternatives à des mots ou à des tournures que tu as employées. Une traduction poétique — de ma propre expérience je ne le sais que trop bien — est toujours, en fin de compte, une version très personnelle du poème d’origine (c’est pourquoi j’ai toujours préféré traduire les auteurs morts ; c’est décidément plus commode). En tout cas, je ne crois pas que, étant l’auteur de ce poème, je sois meilleur juge de sa traduction qu’un lecteur attentif quelconque.
Je te remercie de ce cadeau que tu m’as offert. C'est pour moi une expérience toute à fait nouvelle et surtout très émouvant.
PS
Le verbe bramer m’a beaucoup plu dans ce contexte. Il m’a fait d'ailleurs penser à Automne Malade d’Apollinaire (Aux lisières lointaines / Les cerfs ont bramé) plutôt qu’à la pauvre biche de la chanson, mais c’est certainement dû au fait que je n’ai eu vent des bramements de cerfs et de biches qu’à un âge où l’on ne joue plus à chat perché.
En fin d’après-midi, rendez-vous au café Hillel avec un jeune Suédois un peu dingue : il collectionne les livres en yiddish et fait une razzia dans le pays à la faveur de ses vacances. Je lui offre un exemplaire de Gilgulim, il est tout heureux. Il m’a dit qu’il a trouvé plein de choses à la librairie-bibliothèque Y. L. Peretz, je décide d’aller voir demain, elle est toute proche de mon domicile actuel.
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